Si j’étais toi, je me suiciderais…
« Si j’étais comme toi, je me suiciderais » : cette phrase, Malick Reinhard l’a souvent entendue. Avec l’adoption récente de l’aide à mourir en France, notre peur du handicap trouve-t-elle un cadre légal ? Entre liberté et pression sociale, une loi qui interroge nos regards sur la vulnérabilité.

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J’analyse dans cette enquête les enjeux du vote français sur l’« aide à mourir », adopté le 27 mai 2025 par l’Assemblée nationale. En tant que personne tétraplégique, à qui l’on a souvent lancé : « À ta place, je me suiciderais », j’interroge cette évolution législative.
Le texte encadre strictement la pratique : les patientes et patients doivent être majeurs, français, souffrir « d’affections graves incurables avec pronostic vital engagé », dans un processus médical collégial. Pour le rapporteur Olivier Falorni, c’est la fin de « l’hypocrisie » face aux « agonies » et « souffrances inapaisables ».
L’expérience internationale nuance pourtant cette approche. Et ça n’est pas un détail. Au Canada, notamment, les motifs invoqués dépassent la douleur physique. La « perte de dignité » et le « sentiment d’être un fardeau » dominent.
Les militantes et militants antivalidistes, comme Charlotte Puiseux des Dévalideuses, dénoncent une loi qui « cible factuellement » les personnes handicapées et institutionnalise un « tri ». À l’inverse, l’infirmière Fabienne Teike Lüthi souligne qu’interdire cette option aux personnes handicapées nierait leur égalité de choix, tout en reconnaissant les risques d’un « validisme intériorisé » qui pourrait motiver un suicide assisté.
Le débat révèle une tension fondamentale : cette loi constitue-t-elle un progrès de l’autonomie individuelle ou le symptôme d’une société préférant organiser la mort plutôt que d’investir dans l’inclusion ? La question reste ouverte, entre compassion authentique et interrogations sur nos priorités collectives.

« Si j’étais comme toi, dans ton état, eh bien, je me suiciderais… » — La phrase m’a été servie un paquet de fois. Brut de décoffrage, sans le filtre des convenances. Ces mots, je les ai longtemps pris pour ce qu’ils étaient sans doute : l’expression d’une angoisse face à un corps — le mien — qui déraille de l'attendu. Mais ce que mes interlocutrices et interlocuteurs ignoraient, c’est que se faire sauter le caisson, quand on est tétraplégique, relève dèjà de la prouesse logistique. Enfin, ça, c’était avant. Avant que le « suicide assisté » ne devienne un projet de loi, et que cette peur viscérale de la vulnérabilité physique ne tende à se transformer en un véritable projet de société.
Le coup de tonnerre a claqué dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale française, un soir de printemps, le 27 mai 2025. Ce jour-là, après des semaines de débats d’une densité électrique, le pays a fait son choix. Par 305 voix contre 199, on a créé une « aide à mourir ». Un pas de géant, disaient les uns ; une brèche éthique, murmuraient les autres. On venait de légiférer sur l’intime, de redessiner les frontières de la vie, de donner à l’État le pouvoir d’organiser la mort. Voilà donc la réponse d'une société à celles et ceux qui me disaient : « À ta place, je me suiciderais. » Elles et ils ont désormais un cadre légal pour leur terreur. Mais cette porte qu’on m’ouvre, est-ce un choix offert à la liberté, ou uniquement une issue de secours plus que suggérée au handicap ? Là est toute la question.
🇫🇷 « Aide à mourir » en France : ce que dit le texte voté
Voté en première lecture par l’Assemblée nationale (chambre basse du Parlement français) le 27 mai 2025, le projet de loi ne crée ni un droit à l’euthanasie ni au suicide assisté, mais une « aide à mourir » soumise à des conditions cumulatives et strictes.
☝ Qui serait éligible ?
Pour pouvoir en faire la demande, le patient doit remplir tous les critères suivants :
- Être une personne majeure et résider en France de manière stable.
- Être « apte à manifester sa volonté de manière libre et éclairée jusqu’au bout du processus ».
- Souffrir « d'une affection grave et incurable, avec un pronostic vital engagé en phase avancée ou terminale ».
- Subir « une souffrance, physique ou psychologique, jugée insupportable par la personne patiente et que les traitements ne peuvent apaiser ». Un amendement a toutefois précisé qu’une souffrance purement psychologique n’était pas un motif suffisant.
🥼 Comment se déroulerait la procédure ?
- Demande : La ou le patient formule sa demande à un médecin.
- Examen collégial : La ou le médecin doit obligatoirement recueillir l'avis d'une équipe pluridisciplinaire (incluant au moins une ou un médecin spécialiste et une ou un soignant) pour évaluer la situation. La décision finale lui revient.
- Administration : Le principe est l'auto-administration de la substance létale par la ou le patient lui-même. Si la personne est physiquement incapable de l'accomplir, l'administration peut être effectuée par une ou un médecin, du personnel infirmier ou une personne volontaire désignée par la ou le patient.
❓ Quelles sont les garanties ?
- Une double clause de conscience est prévue pour toutes et tous les professionnels de santé, qui peuvent refuser de participer à la procédure à n'importe quelle étape.
- Le développement des soins palliatifs (soins de confort ≠ soins de fin de vie) a été voté en parallèle, avec un plan décennal, comme condition politique à la mise en place de l'aide à mourir.
▶️ Prochaines étapes
Le parcours législatif du texte n'est pas terminé. Il doit désormais être examiné par le Sénat (chambre haute du Parlement français), où les débats sont prévus pour l'automne 2025.

📋 Mourrir sur ordonnance
Pourtant, le texte voté n’a rien d’une porte ouverte à tous les vents. La sémantique est une bataille, et le gouvernement français a choisi ses mots avec un soin chirurgical. Pas d’« euthanasie », non ; vocable trop belge, trop brutal. Pas de « suicide assisté », non plus ; trop suisse, trop libéral. Mieux, ce sera une « aide à mourir », formule rassurante, presque un euphémisme, pour un acte encadré par des conditions draconiennes : être majeur, de nationalité française, et surtout, vivre avec une « affection grave et incurable engageant le pronostic vital en phase avancée ou terminale ». Cette dernière consigne, clé de voûte du système, est censée être le rempart contre les dérives : la promesse que la mort ne deviendra pas une simple option pour toute personne qui aurait encore des jours, même difficiles, à vivre.
Pour le rapporteur du texte, Olivier Falorni (MoDem), c’est la fin de « l’hypocrisie ». « Tout le monde reconnaît qu’on meurt mal en France », martèle-t-il. Il parle d’« agonies », de « souffrances inapaisables », de ces exils discrets vers la Belgique — ou la Suisse, pour celles et ceux « qui en ont les moyens ». Son discours est « une réponse à la douleur ». Une promesse de douceur dans la cruauté.

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Mais quelle est cette douleur que l’on cherche à apaiser ? Est-ce seulement celle du corps ? Un détour par le Canada ou l’Oregon, où des lois similaires existent, éclaire la question d’une lumière crue. Là-bas, les premières raisons invoquées par les patientes et patients ne sont pas les souffrances physiques. Elles sont plus diffuses, plus existentielles : la « perte d’activités agréables », la « perte de dignité » ou, la plus terrible de toutes, le « sentiment d’être un fardeau ». La peur de ne plus être soi, de ne plus être utile, de « coûter trop cher ».
🧓 Un processus bien (é)rôdé
De l’autre côté du Jura, en Suisse, on observe le débat français avec un mélange de curiosité et d’étonnement las. Ici, la question est réglée depuis l’entrée en vigueur du Code pénal, le 1er janvier 1942. Un curieux article 115, glissé dans la loi cinq ans plus tôt, stipule que l’aide au suicide n’est punissable que si elle est motivée par un « mobile égoïste ». Un profit, une vengeance. Par altruisme pur, c’est donc permis. Il n’existe pas de « droit » formel au suicide assisté, mais une dépénalisation du geste, de fait, qui a permis à des associations comme EXIT, Dignitas ou, plus récemment, Pegasos de prospérer. La pratique est devenue une quasi-habitude, un fait de société intégré à une culture où la responsabilité individuelle prime.
Le processus est donc bien rôdé. Danièle Bersier, porte-parole d’EXIT Deutsche Schweiz, le décrit avec une précision mécanique : « Un accompagnement ne peut être accordé que si la personne sait ce qu’elle fait, n’agit pas sous le coup de l’affect, connaît les alternatives et entretient un désir de mourir durable. » Elle énumère les critères : « maladie mortelle, troubles jugés subjectivement insupportables, handicap considéré comme intolérable ou souffrances liées au grand âge. » Sollicitée, sa consœur de Suisse romande a refusé de répondre à mes questions. Pour quelle raison ? Elle me laissera face à un silence de mort. À noter également que, depuis 2018, l'association francophone ne publie plus la moindre statistique sur son site internet.
Derrière ces organisations, pourtant, la réalité semble plus complexe. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), le taux de suicide chez les personnes âgées, rendues handicapées par l’âge avançant, est particulièrement élevé, atteignant 38 pour 100 000 habitantes et habitants de plus de 85 ans en 2023. Une évolution largement portée par le recours croissant aux suicides assistés. Des études universitaires, comme celles menées à Zurich ou à Victoria, au Canada, montrent également des corrélations entre l’isolement social des personnes handicapées et la hausse des demandes d’aide à mourir, sans toutefois établir de causalité directe. Le sentiment d’être un poids n’est donc plus une intuition ; c’est désormais un champ de recherche.
⚖️ Le poids des maux
Et c’est ici, précisément, que la promesse de liberté commence à ressembler à « un piège ». « Les personnes handicapées se sont tout de suite senties visées », analyse Charlotte Puiseux, psychologue, philosophe et membre du collectif handi-militant français Les Dévalideuses. Pour elle, « même si le mot “handicap” n’apparaît pas dans le texte de loi, les critères ciblent factuellement les affections qui entraînent un handicap. » Son collectif dénonce le « validisme », cette vision du monde qui hiérarchise les vies, qui place le corps capable, productif et autonome au sommet de la pyramide. « Tant que cette hiérarchie subsiste, légaliser l’aide à mourir revient à institutionnaliser un tri », poursuit-elle. « C’est un droit qui pourrait se muer en une pression silencieuse à s’effacer pour ne plus déranger. »
Le validisme, ou capacitisme, se caractérise par un système de valeurs oppressif faisant de la personne « valide », sans handicap, la norme sociale. Ainsi, le handicap est perçu comme une erreur, un manque ou un échec et non comme une conséquence des événements de la vie ou de la diversité au sein de l’humanité. Le validisme est actuellement une croyance dominante dans nos sociétés. En savoir plus
« Il n'y a pas d'état indigne, il n'y a que des regards indignés. Ce qu’on accepte chez un nourrisson devient tout à coup indigne chez un adulte. Ça interroge notre regard sur la dépendance. » — Fabienne Teike Lüthi, infirmière clinicienne en soins palliatifs
L’évolution de la pratique dans le monde dessine une image complexe, loin d’une progression uniforme. Si la Belgique a enregistré une hausse de 15 % des euthanasies en 2023 (3 423 cas, soit 3,1 % des décès dans le pays), d’autres régions montrent des signes de stabilisation. Au Luxembourg, selon Eurostat, la pratique stagne autour de 2 % des décès depuis 2019. En Suisse, pour l’ensemble de la population, le taux de suicide assisté s’est stabilisé autour de 2,4 % du total des décès en 2023, dit l’Observatoire suisse de la santé (Obsan). Cette hétérogénéité nuance fortement l’idée d’un « effet cliquet », même si le débat reste vif depuis que le Canada a rendu, en 2021, son aide médicale accessible aux personnes dont la mort n’est pas « raisonnablement prévisible ».
Une liberté en trompe-l’œil, donc ? La formule fait écho aux mots de Fabienne Teike Lüthi, infirmière clinicienne en soins palliatifs, cadre de formation et chercheuse au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), en Suisse. Elle navigue chaque jour sur cette ligne de crête. « Je suis convaincue que le validisme intériorisé peut pousser certaines personnes à demander le suicide assisté », confie-t-elle.
Les soins palliatifs sont une approche médicale visant à améliorer la qualité de vie des personnes atteintes de maladies incurables selon l’état actuel de la médecine conventionnelle. Ces soins privilégient le soulagement des symptômes, ainsi que l’accompagnement psychologique et social. Cependant, ils peuvent être dispensés en parallèle de traitements curatifs, dès le diagnostic d’une pathologie. Si la majorité des personnes en fin de vie reçoivent des soins palliatifs, toutes celles bénéficiant de cette approche ne sont pas nécessairement en phase terminale.

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Mais elle refuse de jeter la pierre : « Si l’on interdit le suicide assisté aux personnes handicapées, notamment limitées physiquement, on envoie aussi le message qu’elles n’ont pas droit aux mêmes choix que les autres. » Sa phrase la plus percutante vient d’ailleurs achever bien des certitudes : « Il n’y a pas d’état indigne, il n’y a que des regards indignés de la société. Ce qu’on accepte chez un nourrisson — être changé, lavé, nourri — devient tout à coup indigne chez un adulte. Cela interroge notre regard sur la dépendance. »
Leonard Cohen – You Want It Darker
🪽 Libre ou juste seul ?
C’est là, alors, que se niche le nœud du problème. Le choix de mourir peut-il être vraiment « libre et éclairé » quand une société échoue à garantir les conditions d’une vie digne ? Les militantes et militants « antivalidistes » pointent une inversion glaçante des priorités : au lieu de financer l’accessibilité, les aides humaines, une vie plus inclusive, on propose une mort propre et organisée comme seule réponse à un échec collectif de la solidarité. Selon elles et eux, sans ces informations, « il est difficile de mesurer l’impact de la précarité ou de l’isolement dans la décision de mourir ».
L’« aide à mourir » se présente alors comme une conquête de l’autonomie, le triomphe de la volonté individuelle sur la fatalité du corps. Mais elle interroge aussi sur le risque qu’elle devienne le symptôme d’une société qui, peinant à financer la dignité et les droits, organiserait la mort. Une société qui, derrière le paravent de la compassion (ou de la peur), murmurerait à ses membres les plus pénalisés qu’elles et ils ont désormais le droit de ne plus être un problème. Une liberté nouvelle qui pose autant de questions qu’elle n’apporte de réponses. Alors, « si vous étiez moi »… oui, je sais ! Mais vous n’êtes pas moi. Donc, arrêtez de vous faire tant de mal ; vous finiriez par mourir de trouille…
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