Je m’présente, je m’appelle John Doe
Pourquoi tant de témoins anonymes dans les articles et enquêtes sur le handicap ? La question revient régulièrement à Malick Reinhard. Derrière chaque « Marie » ou « Paul » d'emprunt se cache une réalité brutale : parler de sa vulnérabilité, c'est risquer sa sécurité dans un système dont on dépend.

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Pourquoi les personnes handicapées témoignent-elles si souvent sous pseudonyme dans les médias ? Cette question, que je rencontre régulièrement, révèle un paradoxe troublant de notre société.
Derrière chaque « Marie » ou « Paul » d’emprunt se dissimule une réalité implacable : dans un système où les personnes handicapées dépendent largement des institutions, des services sociaux et des employeuses ou employeurs pour leur survie quotidienne, révéler son identité en témoignant peut s’avérer dangereux. Critiquer un établissement, dénoncer des dysfonctionnements ou simplement exprimer ses difficultés expose à des représailles potentielles : perte d’accompagnement, détérioration des relations avec les équipes soignantes, voire exclusion pure et simple.
Cette omerta forcée illustre la fragilité de la position des personnes handicapées dans notre société. Alors que leur parole devrait être valorisée et protégée, elles se retrouvent contraintes au silence par peur des conséquences. L’anonymat devient alors leur seule protection pour faire entendre leur voix.
Ce phénomène questionne fondamentalement notre rapport au handicap : comment construire une société inclusive quand celles et ceux qui en ont le plus besoin n’osent pas s’exprimer librement ? L’analyse de cette réalité méconnue révèle les failles d’un système qui, malgré ses bonnes intentions, maintient encore trop souvent les personnes handicapées dans une dépendance qui les réduit au silence.

Vous êtes nombreuses et nombreux, chaque semaine, à m’envoyer des messages. Pour un feedback, une question, un jet de tomates, une simple discussion — comme on en fait plus. Dans cette brume numérique où flottent les retours constructifs et les invitations à l’affront, il y a des interrogations qui s’accrochent. De celles qui reviennent, avec la régularité d’un métronome, jusqu’à creuser leur propre sillon dans mon esprit.
Depuis quelque temps, c’est l’une d’elles qui s’impose : « Vous interviewez souvent des personnes qui sont anonymisées dans vos articles. Pourquoi ? » La demande est simple, directe, légitime. Et, à chaque fois que je la lis, la même résonance se fait entendre : un écho qui me ramène à la genèse de chaque article, à chaque coup de téléphone où une voix, au bout du fil désormais inexistant, finit par lâcher, presque en s’excusant : « Par contre, il ne faudra pas citer mon nom, s’il vous plaît. C’est important. »

🦯 Des terroristes en canne blanche
C’est important. Et pourtant, dans le petit manuel non-écrit du journalisme, une source anonyme est une épine dans le pied. Un clou dans la roue. Une contrariété. Un nom, un visage ; c’est de la chair, de la crédibilité. Pourtant, ce qui peut sembler être une faiblesse narrative est en réalité l'application d'un de nos devoirs les plus fondamentaux, solidement ancré dans le droit.
En Suisse, l’article 172 du Code de procédure pénale confère aux journalistes un « droit de refuser de témoigner » ou, surtout, de révéler l’identité d’une personne interviewée. Ce bouclier légal n’est pas une exception helvétique ; il trouve son pendant chez nos voisines et voisins. En France, il est consacré par la grande loi de 1881 sur la liberté de la presse, et en Belgique par une loi spécifique de 2005 relative à la protection des sources journalistiques. Partout, le principe est le même : nous avons l’obligation de maintenir ce secret, y compris face à la police ou à la justice. La seule fissure dans cette armure ? Si le témoignage est nécessaire pour élucider une infraction très grave, comme un homicide ou un attentat.

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Seulement voilà, des terroristes en canne blanche, on n’en a pas (encore) vu des masses — et elles et eux non plus, vraisemblablement. Les personnes qui me contactent pour dénoncer une injustice ne préparent pas un attentat. Enfin, cela dépend pour qui. Car en osant pointer du doigt un droit non respecté, elles commettent une forme de terrorisme contre le silence et l’ordre établi. L’image est peut-être grotesque, mais elle dissimule une vérité que j’ai mis du temps à encaisser.
✌️ « Bwah, chill, c’est safe »
Il y a huit ans, en tombant un peu par hasard dans la marmite journalistique du handicap, j’étais d’une naïveté confondante. Mon raisonnement tenait en quatre « mots » : « Bwah, chill, c’est safe. » Qui oserait, explicitement, se dire « contre » une meilleure autonomie des personnes handicapées — à défaut de s’en ficher royalement ? Mais je n’avais pas encore compris la règle d’or tacite dans le milieu : la personne handicapée a le droit d’exister, à condition qu’elle soit reconnaissante. Sa parole n’est tolérée que dans le registre de l’inspiration ou du remerciement. Oser se plaindre, c’est mordre la main qui vous pousse, même si elle le fait vers le fossé.
Je n’avais jamais rien connu de tel. Ni en chroniquant les nuits culturelles, ni en enquêtant sur des questions sociétales largement connues. Le simple fait de poser le mot « handicap » sur la table de la rédaction a ouvert des vannes que je ne soupçonnais pas. Un déferlement de haine brute, de menaces à peine voilées, d’invitations à la violence — psychique et physique. Je n’ai jamais reçu autant d’invectives qu’en parlant de handicap.
Le plus déroutant n'est pas tant le volume, mais la provenance. « L'ennemi » n'est que très rarement un skinhead anonyme planqué derrière un pseudo. Non, la plupart du temps, il a un visage, une fonction, et souvent, un bureau avec vue. Directrices et directeurs d'institutions, cadres de la santé, pontes du social, personnel éducatif. Et parfois, le coup vient des rangs mêmes que je pense visibiliser — ils ont des cannes blanches, elles ont des lunettes noires, ils ont des prothèses, elles ont des roues.

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L'un des exemples récents les plus symptomatiques fut cette convocation par le directeur (toujours en poste) des « prestations d’accompagnement » d'une grande institution pour personnes handicapées, à la suite d'une enquête à charge que j’ai réalisée. J'avais accepté, comme toujours et avec plaisir, pour entendre toutes les positions. Je m'attendais à un échange tendu, bien sûr. Mais pas à une embuscade. Assis, seul, face à cinq cadres de l'institution, le soi-disant « droit de réponse » s'est transformé en une heure d'humiliation publique. On m'a demandé si je n'avais pas « autre chose à faire que de me tirer une balle dans le pied en disant de la merde sur le handicap et en répandant des mensonges [sic.] ». C'était grave. C'était très grave. Alors, une seconde, imaginez.
🤑 La sécurité comme monnaie d’échange du silence
Imaginez que vous n'êtes pas journaliste. Que vous n’êtes pas protégé par une carte de presse, ou un service juridique. Vous êtes la personne au cœur du réacteur. Et c'est là tout le paradoxe vicieux : vous dépendez entièrement du système que votre conscience vous hurle de remettre en question. Votre chambre, vos repas, votre intimité, votre corps même, tout est entre les mains du personnel dont vous voudriez dénoncer les dysfonctionnements. Parler, dans ces conditions, ce n'est pas seulement témoigner. C'est devenir une cible. C'est faire un pari existentiel où votre sécurité la plus élémentaire, peut-être même votre dignité, devient la monnaie d'échange de votre silence.
D'aucuns trouveront encore que je pousse le bouchon. Que le tableau est trop noir. Fort de café. Ces gens-là n'ont jamais eu neuf ans dans le couloir d'une école spécialisée. Moi, si. La seule et unique fois de ma scolarité où j'ai osé. Où j'ai poussé la porte du bureau d'un responsable pour me confier sur la maltraitance psychologique d'une éducatrice — j’étais déjà un « journalope des merdias » de service, visiblement. Et là, après deux années à serrer les dents, j'ai tout déballé, en ne demandant qu'une chose : que mon nom ne sorte pas. Pour ma propre sécurité. Promis, juré.

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Quelques heures plus tard. Deux silhouettes se découpent dans l'embrasure de la porte du salon communautaire. L'éducatrice maltraitante, et un de ses collègues. Leurs visages sont des masques de cire, leurs sourires figés dans un sang-froid polaire. « Malick, tu nous suis dans ta chambre, s'il te plaît ? Il paraît que tu as des choses à nous dire. » Ce qui s'ensuivit fut un chef-d'œuvre de perversité psychologique. Une heure et demie d'interrogatoire, ou plutôt de réquisitoire, de jeu du « good cop, bad cop », de culpabilisation méthodique et de menaces frontales. Ça n’était pas elle, éducatrice, le problème. C’était moi, « enfant difficile, ingérable et méprisant ». Bref, la Gestapo pour les nuls. J'avais neuf ans. Et j'avais simplement voulu dire la vérité, une vérité, sur quelque chose que j'identifiais comme un mauvais traitement.
Alors, quand une source me demande aujourd'hui l'anonymat, je ne vois pas seulement une ou un témoin craintif. Je revois ce gamin de neuf ans, piégé dans sa chambre. Car, ce ne sont pas « juste des incidents isolés ». Je comprends intimement la peur panique de devenir ce clou qui dépasse et que le système, avec une force tranquille, s'empressera de renfoncer à grands coups de marteau. Demander le respect de ses droits, exiger l'application de la loi, c'est bousculer un ordre établi. C'est menacer un équilibre économique, social, et les emplois de ceux qui tiennent votre vie entre leurs mains. Dans ce contexte, donner son nom, ce n'est pas un acte de courage. C'est sauter à pieds joints dans une fosse aux loups des Spartiates.
🪪 À Marie, Jean, Paul et Sophie
Voilà pourquoi, dans mes articles, des femmes et des hommes continueront probablement de porter des prénoms d'emprunt. Et parce que la transparence reste le but ultime, j'ai instauré une règle simple, une sorte de pacte avec les lectrices et lecteurs. Je demande toujours à mes témoins anonymes d'expliquer, avec leurs propres mots, la raison de leur « choix ». Cette justification, je la retranscris dans l'article. C'est une question de respect.
Radiohead – How to Disappear Completely
Ce papier que vous lisez est d’ailleurs cela : un acte de transparence pour vous dévoiler le fonctionnement de cette mécanique, les rouages de cette production. Car je reste convaincu d’une chose : si l’on ne peut pas expliquer à son lectorat le comment de sa démarche, on ne peut décemment pas prétendre leur expliquer le pourquoi du monde.
Alors, la prochaine fois que vous lirez « Marie », « Jean », « Paul » ou « Sophie » sous ma plume, ne voyez pas une faille. Voyez une porte blindée. Derrière elle, quelqu’un a pris le risque de parler. Et mon devoir, avant toute chose, est de m’assurer que cette personne, rendue vulnérable par son seul témoignage, puisse continuer de vivre, une fois la porte refermée.
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