Une rugueuse police
En Suisse, les fonctionnaires de police et de justice sont-ils formés à interagir avec les 22 % de la population en situation de handicap ? Entre données lacunaires et témoignages concrets, Malick Reinhard a enquêté sur cet angle mort de la formation, aux conséquences parfois dramatiques.

Tout a commencé par une de ces captures d’écran qui vous glace un après-midi. Fin août 2025, la Municipalité de Lausanne, en Suisse, lève le voile sur des centaines de conversations WhatsApp privées de 50 de ses 500 policières et policiers. Entre deux blagues racistes, misogynes ou sexistes, on partira sur « un p'tit trisotto ». Le mot est lâché : validisme. Un détail, peut-être, dans le flot des scandales. Mais un détail qui a le mérite de poser une question, simple et directe : si, en interne, on en rigole, comment traite-t-on la question du handicap sur le terrain ?
La question est tout sauf théorique. L'actualité récente a des allures de catalogue. En mars 2025, à Clermont-Ferrand, en France, la vidéo d'un CRS assénant un coup de poing à un homme en fauteuil roulant fait le tour du web. En octobre 2024, à Papeete, en Polynésie, quatre agents de police sont mis en examen pour avoir violenté une autre personne handicapée. Des faits divers singuliers, peut-être. Des brebis galeuses, probablement. Sauf que la répétition finit par dessiner un motif. Alors, j’ai voulu comprendre. Comprendre si, en Suisse, nos fonctionnaires de police et de justice sont formés à interagir avec ces personnes — qui représentent aujourd’hui 22 % de la population du pays, selon l’Office fédéral de la statistique (2023). J’ai donc commencé à creuser.

📚 La police sèche les cours ?
Ma première porte d’entrée fut l'Institut Suisse de Police (ISP). C’est elle, notamment, qui coordonne la formation continue des forces de l’ordre. Ma question : existe-t-il des modules spécifiques consacrés au handicap dans leurs programmes ? La réponse est tombée, polie et administrative : non. Le sujet est « abordé » sous le prisme des « vulnérabilités ». Mais, hormis une base relative aux problématiques psychiatriques, il n’est jamais question de handicap. Pourtant, le bouclier légal existe. Et il est solide. L’article 8 de la Constitution fédérale interdit toute discrimination basée sur une « déficience corporelle, mentale ou psychique ». La Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand), en vigueur depuis 2004, est censée traduire ce principe en actes. Un fossé semble donc déjà se dessiner entre le droit et la réalité de la formation.
Je relance donc l’ISP : des projets ou des réflexions sont-ils en cours ? Pour toute réponse, leur service de documentation m’oriente vers un travail de diplôme datant… de 2010. « Police et personnes en situation de handicap : état des lieux et possibilités d’amélioration au sein de la centrale d’alarmes et d’engagement de la police de Lausanne » — encore elle. Mais attention, la recherche en question est classée « à usage policier » uniquement. Alors, malgré l’enthousiasme de son auteur à me la remettre, il a fallu négocier avec ladite police pour mettre la main dessus. Et, clou du spectacle, il s’agit là du document le plus récent de la littérature policière policière du pays.
Son promoteur, le Premier-Lieutenant Stéphane Magnin, y décrivait déjà une formation lacunaire, des opératrices et opérateurs qui ignoraient les protocoles d’assistance aux personnes sourdes ou malentendantes — qui ne peuvent pas ou peu utiliser un téléphone —, ainsi que le témoignage du philosophe en situation de handicap Alexandre Jollien, qui peine toujours à « se légitimer comme personne crédible » face à la police, en raison d’une dysarthrie — un trouble moteur de la parole causé par une lésion du système nerveux.
En 2020, une autre recherche paraît, intitulée « Prévention auprès de personnes vivant avec une déficience intellectuelle : étude destinée aux policières et policiers appelés à donner des cours à ce public ». Cependant, celle-ci se concentre uniquement sur la prévention auprès de la population. Elle apparaît donc comme une approche trop spécifique pour être utile à mon travail.

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🤫 Angle mort et corps silencieux
Ce rapport, vieux de 15 ans, n’est pas qu’une archive poussiéreuse. C’est le prologue d’une critique bien plus cinglante, émise en mars 2022 par le Comité des Nations unies, qui a conclu que la Suisse « viole à bien des égards les droits des personnes handicapées » et ne les protège pas assez. Le problème de fond, soulevé par les expertes et experts, est le manque de données. Selon le rapport, le handicap n’est quasiment jamais renseigné dans les statistiques policières. Cette absence de suivi n’est pas un détail technique : c’est une réalité « qui empêche d’objectiver les problèmes et, par conséquent, de développer des politiques ciblées ».
Parfois, ce vide statistique est comblé par un fait divers qui raconte tout. Genève, 2017. Un homme hémiplégique se promène avec sa nièce. Des policiers le confondent avec un suspect armé. Ils lui ordonnent de lever les bras. Il ne peut en lever qu’un — par définition. Faute de bien coopérer, il est alors plaqué au sol, menotté, blessé. L’erreur est finalement constatée. Le procureur général, Olivier Jornot, classera l’affaire, estimant qu'on ne pouvait reprocher aux agents « d'avoir ignoré qu'il était hémiplégique ». La phrase interpelle ; elle fait de l’ignorance une excuse, et non un défaut de formation systémique. En peu de mots, pour la police et la justice, une personne est tacitement présumée « valide » jusqu’à preuve concrète du contraire.

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À ce tableau s’ajoute un silence bien actuel : celui de la Conférence des commandantes et des commandants des polices cantonales de Suisse (CCPCS). Contactée, afin de savoir quelles approches du handicap étaient présentes ou non dans la formation policière, l’instance m’avait assuré une réponse. Malgré plusieurs relances, je l’attends toujours et ma boîte mail est restée vide. Et, dans le grand bain du journalisme d’investigation, une absence de retour, factuelle, est déjà une information en soi.
💬 Le réel à la barre
Alors, faute de statistiques officielles pour quantifier le problème, dépourvu de réponses concrètes et exploitables, il ne restait qu’une solution : aller chercher les réalités là où elles se trouvent, sur le terrain. Je suis donc parti à la recherche de personnes ayant vécu une procédure policière ou judiciaire avec un handicap. Trois d’entre elles ont accepté de me livrer leur témoignage. Voici leurs histoires…

Anne, une enquête à mots couverts
Pour Anne, le français oral a toujours été une langue étrangère. Sa « véritable » langue maternelle, c’est la langue des signes française (LSF). En décembre 2018, après une crise de sa fille de trois ans dans un supermarché genevois qui se solde par une blessure accidentelle, la gérante appelle la police. Elle dénonce une « mère à bout, incapable de gérer sa fille avec son handicap ». Une suspicion de maltraitance est ouverte, transformant un incident banal en un engrenage judiciaire.
Son histoire est celle d’un droit simple, celui d’être comprise, dans sa langue, et il lui est refusé. Durant six heures d'interrogatoire sans l'interprète qu'elle réclame, ses larmes d'impuissance sont notées comme suspectes et son silence, comme une entrave à l'enquête. Comment se défendre quand on vous a coupé la langue ? Son récit est celui d’une bataille de huit mois, non seulement pour prouver son innocence, mais pour que l’institution reconnaisse simplement son existence…

Raphaël, accusé sans même bouger le petit doigt
Avec Raphaël M.*, c’est une histoire qui commence comme un roman de Kafka. Un matin, la police frappe à sa porte. On l’accuse d’avoir envoyé une lettre calomnieuse, la preuve étant un timbre numérique acheté depuis son smartphone. Il n’y a qu’un détail, un seul : une maladie dégénérative l’empêche de réaliser le moindre mouvement physique. Il ne peut ni imprimer, ni plier une feuille, et encore moins poster un courrier.
Durant l’interrogatoire, on décortique ses habitudes sur les sites pornographiques, on cherche un complice qui n’existe pas, mais personne ne pose la seule question qui compte : « Comment faites-vous pour poster une lettre ? ». Pire, on lui confisque son téléphone, son unique lien avec ses aides et son bouton d’appel d’urgence en cas d’étouffement. Son combat pour sa sécurité est alors perçu comme un signe de manipulation. Le récit de Raphaël, c’est celui d’un homme que son propre corps disculpe, mais que la justice ne peut pas entendre. Son témoignage est une plongée fascinante dans les angles morts d’une procédure.

Olivier, une mise au parfum atypique
L’odyssée d'Olivier débute par un vol : un parfum et une crème pour les pieds dérobés dans une pharmacie genevoise. Un cadeau pour une nouvelle petite amie. Mais quand la police arrive, elle ne trouve pas un voleur, mais une anomalie. Un homme qui se balance, les mains sur les oreilles, répétant en boucle les ordres qu’on lui hurle. Pour les agents, c’est de la provocation. Pour lui, autiste, c’est une tentative désespérée de gérer une crise de panique.
La procédure, elle, ne connaît que ses cases. Le comportement inconnu est un comportement suspect. Olivier est plaqué au sol, menotté. Les tests d’alcoolémie et de stupéfiants reviennent négatifs. L’énigme s’épaissit, la suspicion aussi. Faute de pouvoir nommer le problème, on l’enferme en cellule d’isolement. Il s’automutile, pris par la peur et l’incompréhension. Ce n’est que trois heures plus tard que l’ordinateur crache enfin un mot : « autisme ». La réalité d’Olivier est celle où un handicap neurodéveloppemental a été amalgamé à une menace, et dont la panique porte encore, aujourd’hui, les stigmates de l’uniforme.
🗺️ Et ailleurs ?
Mais la Suisse n’est pas une île. En France, un rapport du Défenseur des droits de 2024 révèle que le fait d’être en situation de handicap double le risque de voir sa plainte refusée par les forces de l'ordre. Le système repose en grande partie sur des associations comme Droit Pluriel pour combler les manquements de l’État. En Belgique, si l’arsenal législatif anti-discrimination est robuste, La réalité est plus sombre, notamment avec le scandale persistant des « internés », ces personnes atteintes de troubles mentaux détenues dans des prisons ordinaires faute de places en institutions spécialisées — une situation pour laquelle le pays a été maintes fois condamné.
À l’inverse, et de l’autre côté de l’Atlantique, le Québec fait figure de bon élève. Là-bas, l’approche est systémique. Depuis une vingtaine d’années déjà, l’École nationale de police (ENPQ) a intégré des modules de formation obligatoires sur « la désescalade en santé mentale », incluant, par exemple, des chapitres spécifiques sur l’autisme. La police n’est ainsi plus seulement une force de répression, mais un maillon d’une chaîne de prise en charge socio-sanitaire.
The Police – Every Breath You Take
🙈 Une police à l'aveugle ?
Alors, que reste-t-il, au fond ? Probablement cette image de départ, celle d’une « moquerie » sur un groupe WhatsApp. Une blague qui, mise en perspective, devient le symptôme d’un angle mort. Quand un système ne forme pas ses agentes et agents à reconnaître, comprendre et interagir avec plus d’un cinquième de la population, il ne la protège peut-être plus efficacement. Il la rend invisible, puis vulnérable.
Ce n’est pas une question de blâmer individuellement chaque policière, chaque policier, mais de questionner l’institution. Sans formation, sans directives claires, sans une culture du respect qui inclut toutes les diversités, on laisse la place aux préjugés, à l’impatience et, dans les pires des cas, à la violence. Et l'on risque ainsi, probablement, de créer une police qui, à force de ne pas voir le handicap, finirait, elle-même, par être aveugle à une partie de sa mission.
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