Une musique de sourds

Pendant que Soprano enflamme Paléo, le collectif 10 Doigts en Cavale interprète ses chansons en langue des signes. Malick Reinhard découvre le « chansigne », cet art méconnu où la musique devient visible et les émotions prennent corps dans l’espace.

Une musique de sourds
© Mondame Productions

⏱️ Vous n’avez que 30 secondes ?

J’explore dans cet article un art méconnu qui transforme radicalement notre rapport à la musique : le chansigne. À travers l’expérience du collectif français 10 Doigts en Cavale au Paléo Festival, je découvre comment Périnne Diot et Aurélie Nahon donnent corps aux chansons de Soprano devant 30 000 spectateurs.

Le chansigne dépasse la simple traduction. C’est un art de la « tradaptation » qui réinvente la musique dans une dimension visuelle : les solos de guitare deviennent des courses effrénées des doigts, les nappes de synthé se muent en ondulations des mains. Chaque concert exige 200 à 300 heures de préparation pour créer cette grammaire corporelle unique.

Trois formes coexistent : l’accessibilité (interprètes en marge de scène), l’adaptation scénique (intégration au spectacle) et la création pure en langue des signes. Si l’objectif premier reste l’inclusion des personnes sourdes et malentendantes, l’effet le plus surprenant touche le public entendant. Soudain, la musique se voit, la poésie des textes devient image, créant des moments de communion silencieuse quand des milliers de spectateurs applaudissent en langue des signes.

Pourtant, contrairement aux États-Unis, où la loi impose ces services depuis 1990, l’espace francophone reste tributaire de la bonne volonté des organisateurs. Le défi : faire reconnaître le chansigne comme un art légitime, au-delà du simple service d’accessibilité, tout en préservant l’authenticité de la culture sourde.

Ce résumé par IA vous a-t-il été utile ?
Oui | Non

audio-thumbnail
Écouter cet article
0:00
/449.776327

Les chiffres, parfois, ont une drôle de poésie. Le compteur de « Couper l’herbe sous les roues » vient de franchir la barre des 30 000 lectrices et lecteurs chaque semaine. Et 30 000, c’est aussi la foule, à la louche, qui pataugeait dans l’herbe humide de la plaine de l’Asse, jeudi soir, au Paléo Festival. Devant elle, Soprano, engoncé dans un sweat à capuche bariolé qui semble tout droit sorti d’un anime coréen. La routine, ou presque. Car, sur la droite de la scène, deux silhouettes dansent en silence. Elles ne tiennent pas de micro. Elles ne chantent même pas. Pourtant, tout leur corps était une mélodie.

Leurs noms : Périnne Diot et Aurélie Nahon, cofondatrices du collectif français 10 Doigts en Cavale. En jean et t-shirt noir, elles exécutent une chorégraphie étrange et millimétrée. Leurs mains dessinent des images, leurs doigts claquent en silence, leurs visages miment la tristesse d’un couplet puis l’euphorie d’un refrain. Elles ne traduisent pas Soprano. Elles l’incarnent. Elles l’interprètent en langue des signes française (LSF).

Deux femmes en robes rouges drapées performent sur scène devant un décor rose et violet. Perinne Diot (à gauche) pose ses mains sur sa tête dans un geste théâtral, tandis qu'Aurélie Nahon (à droite) lève le poing en l'air, toutes deux souriant lors de leur interprétation en langue des signes des chansons de Philippe Katerine aux Vieilles Charrues.
Perrine Diot (à gauche) et Aurélie Nahon interprétant les chansons loufoques de Philippe Katerine en langue des signes française (LSF), lors du festival Les Vieilles Charrues (France), le 19 juillet 2025. – © Patty Sombé (@instant.d.ame)

💬 Le « chansigne », un art de la « tradaptation »

C’est la troisième année que le collectif est invité par le plus grand open air de Suisse, après avoir donné un corps aux mots d’Olivia Ruiz et de Pierre de Maere. Pour ce dernier, en 2023, la préparation a couru sur plusieurs mois. Un détail qui en dit long sur la gymnastique requise quand on sait qu'un seul show réclame en moyenne 200 à 300 heures de travail. Ce soir, face à la déferlante du rappeur, leur mission est la même : rendre la musique visible, palpable pour celles et ceux qui ne peuvent pas l’entendre.

Le « chansigne », bien plus qu’un simple service d’accessibilité, est la face la plus spectaculaire d’une discipline qui s’affiche désormais sans complexe : le chant signé — un concert interprété en langue des signes. « Notre rôle en tant que chansigneuses est de retransmettre non seulement le texte, mais aussi le rythme, la musicalité et les vibrations de la musique », explique Périnne Diot. Le mot est lâché : retransmettre. Pas seulement traduire. Car le chant signé est un art de la « tradaptation », un néologisme du métier qui dit tout. Il s’agit de rester fidèle à l’œuvre, tout en la réinventant dans une autre langue, une autre dimension.

🤔
Ça veut dire quoi, le « chansigne » ?
Le chansigne, contraction de « chanson » et « signe », est une pratique artistique qui consiste à interpréter une chanson en langue des signes, en adaptant les paroles et la mélodie aux codes visuels et gestuels de cette langue. Cette forme d’expression dépasse la simple traduction littérale pour intégrer le rythme, l’émotion et la poésie du morceau original à travers des mouvements chorégraphiés.

Un solo de guitare ? Ce sera une course folle des doigts le long d’un bras. Une nappe de synthé ? Une ondulation lente et ample des mains. Chaque concert est un nouveau casse-tête artistique. Il faut décortiquer la structure du morceau, choisir les signes les plus imagés, inventer une grammaire corporelle qui colle à la peau du chanteur. Une mécanique de précision qui emprunte autant à la danse qu’au mime.

Au Paléo, « l’occasion de normaliser notre handicap devant 250 000 personnes »
Paléo 2024 : cinq festivaliers en situation de handicap naviguent sur le terrain escarpé du plus grand open air de Suisse. Accueil de VIP, basses vibrantes et regards changeants, Malick Reinhard raconte leurs expériences.

À lire également…

🎭 Un art, des racines et une mission

L’idée ne date pourtant pas d’hier. Cet art plonge ses racines dans la culture sourde elle-même, où les comptines et les hymnes se signent depuis des décennies lors de rassemblements communautaires. Mais c’est aux États-Unis, dans les années 1970, que le phénomène se structure, notamment au sein de l’Université Gallaudet, pionnière pour les étudiants sourds. En France, la discipline est restée longtemps une affaire d’initiés, portée par des précurseurs comme l’artiste entendante Laëty Tual dès 2005, ou l’actrice sourde Emmanuelle Laborit. Aujourd’hui, la multiplication des vidéos sur Internet et la volonté de certains festivals lui donnent une visibilité inédite.

On distingue en réalité trois grandes familles de chansigne. La première, la plus répandue, est celle de l’accessibilité, comme à Paléo : les interprètes sont sur le côté de la scène et rendent le concert accessible en temps réel. Vient ensuite l’adaptation scénique, où l’artiste en langue des signes est pleinement intégré au spectacle, à l'image du travail du collectif avec le groupe espiègle Les Fils du Facteur, où les chansigneuses font partie intégrante du spectacle, apparaissant parfois en ombres chinoises, au centre de la scène. Enfin, la forme la plus aboutie est le chansigne de création : des œuvres originales, composées directement en langue des signes, où la musique peut n’être que vibrations et rythmes visuels.

La mission première de collectifs comme 10 Doigts en Cavale, qui a déjà interprété 93 artistes différents depuis sa création en 2019, reste l’inclusion. Permettre aux spectatrices et spectateurs sourds et malentendants de « vivre pleinement l’expérience d’un concert », pense Aurélie Nahon. « C’est un enjeu d’égalité d’accès à la culture. »

Handicap et culture : l’illusion d’un privilège au rabais
Le « mieux » n’est-il pas l’ennemi du bien ? La polémique autour des tarifs réduits de L’Usine à Genève pour certaines minorités ravive le débat sur l’inclusion, notamment des personnes handicapées. Malick Reinhard questionne ces initiatives potentiellement « contre-productives ».

À lire également…

🌉 Un pont entre deux monde

Mais l’effet le plus fascinant se produit peut-être chez les personnes entendantes. Soudain, le public ne fait pas qu’écouter la musique, il la voit. La poésie d’un texte, cachée derrière une mélodie, devient une image évidente. Le geste ajoute une couche d’émotion, une profondeur inattendue. Il n’est pas rare, à la fin d’un morceau, de voir des milliers de spectateurs agiter les mains en l’air pour applaudir en langue des signes, créant un moment de communion silencieuse et puissante. Le chant signé devient alors un pont, une fenêtre ouverte sur la culture sourde qui démystifie le handicap.

Pourtant, en coulisses, le combat pour la reconnaissance continue. L’enjeu est de passer d’une perception de « service » à celle d’un « art » à part entière. Une question de légitimité agite le milieu : faut-il privilégier la traduction d’œuvres existantes ou la création pure par des artistes sourds ? Certaines et certains craignent qu’une adaptation maladroite par des entendants ou des entendantes ne dénature la culture sourde. C’est pourquoi le travail se fait souvent en collaboration, pour garantir une justesse culturelle autant que linguistique.

Dans ce domaine, l’espace francophone a une nette marge de progression. Aux États-Unis, la loi impose la présence d’interprètes dans les événements publics depuis 1990. En Suisse, en France, en Belgique et au Canada, la démarche repose encore uniquement sur la bonne volonté des organisateurs. Le rôle moteur de festivals comme Paléo indiquent, cependant, qu'un mouvement est enclenché.

10 Doigts en Cavale – À nos héros du quotidien (Soprano)

🤷 Et la suite, on la signe comment ?

L’avenir du chant signé dépend de plusieurs facteurs. Il faut améliorer la visibilité des interprètes sur scène, souvent grâce à des écrans dédiés, structurer la formation — à l’image du cursus lancé par l’Opéra Comique de Paris — et convaincre toujours plus d’organisateurs. C’est le vœu d’Aurélie Nahon : « Nous espérons que notre travail inspirera d’autres personnes à poursuivre des projets similaires et à contribuer à un monde plus inclusif ».

Le concert s’achève, la clameur monte. Sur le côté, Périnne et Aurélie, en sueur, saluent d’un geste sobre. Pendant une heure et demie, elles n’ont pas fait que traduire des paroles. Elles ont donné un corps au son, une image au rythme, une âme visible à la musique. Et pour que le chassé-croisé soit total, le lendemain, les deux Françaises quitteront la Suisse et reprendront la route pour filer tout droit dans leurs contrées pour interpréter le concert des Fils du Facteur, groupe dont la nationalité se révèle être… suisse. Bref, un vrai dialogue de sourds.


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


🤩 Vous avez aimé cet article ? Un petit geste, même symbolique, aide à la pérennité de cette infolettre et rend ce rendez-vous accessible à tout le monde — car une personne sur deux vivra le handicap au cours de sa vie. Connaître ces réalités, c’est aussi garantir votre qualité de vie si, un jour, le handicap sonne à votre porte. Merci du fond du cœur pour votre soutien !

Retour au sommet en style