D’un tétraplégique qui parlait avec les mains
Tétraplégique depuis toujours, Malick Reinhard vit pourtant dans sa tête une vie non verbale intense, faite de gestes réflexes incessants. Un récit sur ces mouvements invisibles, mais profondément ancrés, qui ponctuent silencieusement son quotidien et révèlent un autre langage du corps — (im)mobile.

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Dans ma tête, je gesticule constamment. Tétraplégique depuis l’enfance, mon corps reste figé, mais mon esprit chorégraphie une danse invisible. Je croise mentalement les bras quand je suis sceptique, je m’imagine poser une main sur une épaule en soirée ou tenir ma fourchette « à la française ». Ma proprioception fonctionne avec une précision étonnante pour quelqu’un qui n’a jamais marché.
Ce n’est pas un choix conscient, mais une fonction neurologique normale. Des scientifiques ont découvert que notre cerveau prépare automatiquement des gestes illustratifs quand nous parlons, même si les membres ne suivent pas. Ces mouvements fantômes constituent la grammaire de mon esprit, aussi réels pour moi qu’invisibles pour les autres.
Non, je n’ai pas « accepté » mon handicap un beau matin avant de faire des crêpes. J’ai simplement appris à vivre avec ce paradoxe : un corps statique habité par un esprit qui n’a jamais cessé de valser.

Il y a des choses qu’on ne devrait pas avoir à expliquer. Comme le fait que je suis tétraplégique depuis ma plus tendre enfance et que, pourtant, dans ma tête, je gesticule à la manière d’un Italien quinquagénaire en pleine négociation pour une Vespa 50 d’occasion, aux abords de la Piazza Navona, un soir d’été brûlant, à Rome. La chemise à carreaux, manches courtes, rentrée dans le pantalon, n’est cependant pas souhaitée.
J’ai pu très difficilement utiliser mes bras jusqu’à mes huit ou neuf ans — les faire ramper d'un bout à l’autre de la table de la cuisine, tout au plus —, puis, plus rien. Ajoutez désormais à ce « rien » quelques mouvements du visage, une langue bien pendue et une force résiduelle dans les doigts et les triceps, à peine suffisante pour impressionner une mouche. Autant dire que je m’en sers beaucoup ; c’est très utile, au quotidien, vous savez, de pouvoir battre le rythme avec son pied. Pour aller danser le jerk, par exemple. Et toujours sur de la musique rock.

🕺 Un esprit sans frein dans un corps feint
Mais, Thierry Hazard ou pas, voilà le paradoxe : ce corps statique, figé dans son impermanence, abrite un esprit qui n'a jamais cessé de valser — justement. Quand vous me parlez, je me projette dans le mouvement comme Spielberg imagine ses plans-séquences. Dans ma tête, je croise nonchalamment les jambes à la façon d’un chroniqueur de France Inter, licencié à la suite d'une « mauvaise blague ». Si je suis sceptique, mes bras se croisent mentalement avec la fermeté d’un Jean-Luc Mélenchon face à un contradicteur — « Le tétraplégique, c’est moi ! » Je me permets même, dans mes rêveries éveillées, de me pencher en arrière, le sourcil froncé, ponctuant mes phrases de grands gestes amples... et rigoureusement invisibles.
Ce n’est pas un choix conscient, pour dire vrai ; c’est câblé dans mon système. Si mes membres pouvaient suivre le tempo de mes pensées, je serais probablement ce type insupportable qui prend trois mètres carrés d’espace personnel dans le métro bondé pour raconter allègrement son week-end à ses collègues… qui s’en fichent pleinement.
La proprioception, cette perception que l’on a de son corps dans l’espace, fonctionne chez moi comme un logiciel dernier cri sur un ordinateur vintage. C'est précis, étonnamment précis, mais cruellement théorique. Je n’ai jamais posé un pied à terre pour marcher, et pourtant mon cerveau sait exactement comment mes jambes devraient se comporter dans chaque situation. Un savoir ancestral, une mémoire fantôme. L’équivalent humain de l’application « Bourse » sur votre iPhone : tout le monde l’a, mais on ne sait trop pourquoi.

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🌗 Ma vie en parallèle
En soirée, je me vois arriver derrière quelqu’un, ou quelqu’une, lui poser une main sur l’épaule, avec une désinvolture faussement spontanée, et me pencher par-dessus pour lui dire avec candeur : « J’suis désolé, mais je vais devoir y aller ; j'me lève tôt demain matin. J’voulais quand même te saluer… ». Dans la réalité, mon fauteuil et moi restons sagement à distance réglementaire, avec une neutralité physique toute helvétique, attendant qu’on nous remarque — mon auxiliaire de vie en estafette ; « Malick aimerait vous dire au revoir… » Et c’est sans vous parler du téléphone — vous allez me prendre pour un siphonné ; il m’arrive d’avoir le réflexe de saisir un calepin, smartphone engoncé entre mon épaule et mon oreille, pour y griffonner les informations reçues à la hâte. Et j’acquiesce, je répète les données clés, l’air de dire : « Je vous entends bien. Je note ce que vous me dites, attendez… »
Et puis il y a ces détails, ces préférences corporelles inscrites dans un corps qui ne peut les manifester. Je sais, par exemple, que je tiens ma fourchette orientée vers le bas, à la française, avec une élégance un peu surannée, et non à l'américaine, tranchant et direct. Au restaurant, mon avant-bras gauche repose nonchalamment sur la table pendant que je dîne — une posture légèrement décontractée mais pas impolie. Car oui, je suis gaucher. Je le sais, je le sens. Si je dois imaginer saisir un objet, signer un document ou caresser une joue duveteuse, c'est toujours ma main gauche qui s'anime en premier dans ce théâtre mental. Une certitude aussi forte que si j'avais passé des dizaines d'années à écrire de cette main.

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Quand mon fauteuil percute un obstacle à dix kilomètres à l’heure — appelons ça « se taper le pied contre une table » pour les intimes —, et puisque je sens parfaitement chaque centimètres de mon corps, mon cerveau, fidèle à ses habitudes inutilisables, m’ordonne de me pencher, de me serrer la cheville, d’enlever ma chaussette et d’examiner la blessure. Ce ne sont pas de simples gestes mécaniques que mon esprit chorégraphie. C'est toute une attitude, une présence au monde qui varie selon les circonstances. Est-ce que je descends les escaliers de deux en deux, en sautillant, avec la vivacité d'un Barack Obama arrivant à un meeting ? Ou plutôt en me tenant à la rampe, utilisant la gravité comme un adolescent pressé d'aller retrouver ses potes ? Ça dépend de l'humeur, du contexte, de l'image que je veux projeter.
🧠 La mémoire de l’immobilisme
Habituellement, les neurologues appellent cela la « mémoire du corps ». Mais comment un corps peut-il se souvenir de mouvements qu’il n’a jamais exécutés ? En vérité, cette gestuelle invisible qui m’habite n’est pas si différente de cette petite voix que presque tout le monde entend dans sa tête. Vous savez, celle qui commente vos actions avec un mélange de perspicacité et de mauvaise foi, vous dit « ne fais pas ça », alors que vous entamez la dernière ligne de cette belle plaque de chocolat, répète votre liste de courses nébuleusement, ou vous rappelle que vous avez oublié d’éteindre le four — merde ! Cette voix, personne ne l’entend sauf vous — et Dieu merci. Pourtant, elle structure notre pensée, organise « notre » monde. Eh bien, mes gestes fantômes fonctionnent exactement de la même façon. Ils sont là, constants, invisibles pour les autres, certes, mais parfaitement réels pour moi ; ils sont la grammaire de mon esprit, constitutifs de mon habitus.
En sociologie, l’habitus représente l’ensemble des comportements, attitudes et façons de penser qu’une personne acquiert au fil du temps dans son environnement social. Ce concept, popularisé par le sociologue français Pierre Bourdieu, explique comment nos origines sociales et notre éducation façonnent nos goûts, nos réactions et nos choix quotidiens, souvent sans que nous en ayons conscience. L’habitus agit comme un « pilote automatique » qui guide nos actions selon notre milieu d’origine et notre parcours de vie.
Mais, avant que vous ne me cataloguiez comme un cas psychiatrique effarant, sachez que la science a réellement observé ce « phénomène ». Apparemment, mon cerveau, qui gesticule dans le vide, n’est pas une anomalie, mais une fonction parfaitement normale. Des neuroscientifiques du Vanderbilt University Medical Center, aux États-Unis, ont découvert que, lorsque nous parlons, notre cerveau prépare automatiquement des gestes illustratifs — une sorte de « co-langage » qui se déploie même quand les membres ne suivent pas. C’est comme si mon cerveau, merveilleux d'obstination, n’avait pas reçu le mémo concernant ses limitations physiques et continuait à envoyer ses instructions chorégraphiques dans le vide, avec une foi inébranlable.
Le corps scientifique utilise même cette activité invisible pour développer des interfaces cerveau–machine ; des tétraplégiques pilotant des curseurs d’ordinateurs simplement en pensant au mouvement de ceux-ci — vous l’avez déjà vu aux infos. Une technologie qui transforme ces gestes silencieux en actions tangibles, qui donnent virtuellement une voix poussives à ces murmures intérieurs, comme si l’on captait enfin cette conversation en ultrasons que mon cerveau entretient avec un corps qui ne répond pas — ou, alors, si peu.
La Carioca – La Cité de la Peur
🥞 Aujourd’hui, j’accepte mon handicap
Les « valides », d’ailleurs, ont cette étrange fascination pour ce qu’ils appellent « l’acceptation du handicap », avec une certaine grandiloquence. Comme si l’on avait le choix. Comme si, un matin, on se réveillait en se disant : « Tiens, aujourd’hui, je crois que je vais accepter ma tétraplégie, et après je ferai des crêpes. » Ils ne comprennent pas que ce n’est pas tant le corps immobile qu’on doit accepter, mais plutôt ce spectre gestuel qui nous habite et ne demande qu’à s’exprimer.
Ainsi, oui, je suis cet homme, ce tétraplégique qui parle avec les mains. Des mains invisibles, à n’en point douter, immatérielles, impalpables, mais qui, dans le secret de ma pensée, s’élèvent, tournoient, s’animent et viennent, d’un frisson léger, souligner chaque mot — avec emphase. Elles tracent dans l’air une langue muette, une chorégraphie intime, frénétique, presque baroque — digne d’un chef d’orchestre en plein vertige. Et si vous tendez bien l’oreille… alors, peut-être les entendrez-vous. Qui sait… ∗Hausse timidement les épaules, en penchant légèrement la tête à gauche∗
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