Cloué dans sa chaise roulante, condamné, il souffre...
« Cloué », « condamné », « malgré »… Le handicap fait perdre leurs mots aux journalistes, qui s’enlisent dans un pathos quasi systématique. Malick Reinhard, journaliste en situation de handicap, plonge dans les coulisses d’une profession qui, face à 15 % de la population mondiale, vacille encore.

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Dans notre métier de journaliste, les mots sont des outils nécessaires. Mais lorsqu’il s’agit du handicap, je suis souvent témoin de leur maladresse. Quand je lis des titres tels que « cloué dans sa chaise roulante, il triomphe malgré son handicap », mon esprit grince. Cloué ? Mais le fauteuil roulant n’est qu’un moyen de locomotion parmis d’autres.
Si l’on inversait les rôles, l’absurdité serait criante. Imaginez une manchette : « Cette famille impactée par l’homosexualité de leur enfant ». Nous hurlerions au scandale. Pourtant, « Cette famille impactée par le handicap de leur enfant » ne choque personne. Tout aussi absurde serait de décréter que les porteurs de lunettes sont « condamnés à leurs verres correcteurs ».
Un jour, proposant un sujet, j’ai entendu cette réponse glaciale : « Non… car on a déjà parlé de handicap, il y a deux mois. » Comme si c’était un sujet annuel, de niche. Pendant ce temps, économie, climat, culture sont traités quotidiennement. Pourquoi le handicap, qui concernera directement une personne sur deux au cours de sa vie, reste-t-il marginalisé ?
En réalité, le handicap est un prisme qui éclaire toutes les facettes du monde. Alors, j’invite à repenser la manière dont on le raconte. À troquer le sensationnalisme pour une sobriété bienveillante, à comprendre que derrière chaque fauteuil, prothèse ou canne blanche, se trouvent des personnes qui aspirent à être représentées avec justesse, ni héros ni victimes. L’enjeu est crucial : les mots forgent la réalité sociale.

« Que ferions-nous si nous nous réveillions condamnés à la dépendance totale, aussi démunis qu’un nouveau-né, avec le cerveau de l’adulte que nous étions précédemment ? » Il y avait, dans la voix de cette journaliste, ce matin d’avril sur les ondes de RCF, ce tremblement contenu des grandes annonces. Celles qui figent l’auditeur au volant, une main crispée sur le levier de vitesse. Question abrupte, lancée comme une pierre dans l’eau encore calme d’un vendredi aux aurores. Elle résonne encore.
Et voilà. Tout le malaise est là. Toute la maladresse d’un journalisme qui, face au handicap, semble soudainement perdre ses mots, et convoque d’instinct la Sainte Trinité du pathos : tragique, compassion outrée, larmoyant. Parce que oui, dans nos métiers de l’écrit, de l’image et de l’oral, on a ce réflexe pavlovien étrange : décrire la personne en « chaise roulante » comme « clouée », comme si le fauteuil était un carcan de fer forgé par quelque bourreau sadique. Parler d’une maladie comme d’une « condamnation », et évoquer toujours ce « malgré le handicap » qui transforme la vie en un chemin de croix permanent.

🪤 Le piège du pathos
Le problème, c’est qu’à force, ces mots usés finissent par s’incruster sous l’épiderme collectif. Ils figent l’idée tenace d’un « eux » opposé à un « nous ». D’un côté, « eux », les « handicapés » enfermés dans leur altérité. De l’autre, « nous », les « normaux », rescapés du naufrage.
Nous, journalistes, gardiens autoproclamés de la précision sémantique, capables de passer les trois quarts d’une conférence de rédaction à éplucher la nuance entre « affirme » et « déclare », sombrons pourtant dès qu’il s’agit du handicap. Notre rigueur s’évapore, comme si la complexité nous faisait soudain peur. Paradoxe : nous décortiquons les arcanes de la finance, vulgarisons la physique quantique, mais restons prisonniers d’une vision binaire et réductrice du handicap.
Du Sartre au rabais : l’enfer, ce n’est pas les autres, mais la façon dont on les raconte. Dans les médias, le handicap n’est qu’une note de bas de page narrative, un supplément d’âme ajouté après coup. On plante d’abord le décor des personnes valides, puis, en aparté, on effleure « les autres ».

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Si l’on inversait les rôles, l’absurdité serait criante. Imaginez une manchette : « Cette famille impactée par l’homosexualité de leur enfant ». Nous hurlerions. Scandalisés. Et probablement à raison. Pourtant, « Cette famille impactée par le handicap de leur enfant » passe crème. Aussi absurde que de décréter que les porteurs de lunettes sont « condamnés à leurs verres correcteurs ».
C’est cette même logique qui m’a valu cette réponse, un jour, alors que je proposais un sujet à ma rédaction : « Non… car on a déjà parlé de handicap, il y a deux mois. » La phrase, assénée par ce producteur d’émission avec un mélange d’agacement et de suffisance, résonne encore à mes oreilles. Comme si le handicap était un sujet saisonnier, un marronnier dont on fait le tour une fois par an, avant de passer à autre chose. Et pendant ce temps, on parle économie chaque matin, écologie tous les midis, musique tous les soirs, sexualités et genres un vendredi sur deux, et même religions chaque dimanche que Dieu fait. Alors, pourquoi pas de handicap — cette thématique qui concernera directement une personne sur deux au cours de sa vie ?
En fait, le handicap doit être traité comme un prisme. Car, ce n'est pas un sujet en soi ; il révèle d’autres facettes du monde : — Culture : l’accessibilité reste un luxe. — Climat : la vulnérabilité des personnes concernées est ignorée. — Économie : l’austérité aggrave la précarité déjà subie. — Crises et exils : les déplacements massifs plongent les personnes concernées en détresse extrême.

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🫥 L’invisibilité du handicap
Le problème saute pourtant aux yeux d’un aveugle : il ne vient pas de la personne, de son corps, de son esprit, mais de la société qui échoue à s’organiser pour cette « configuration humaine ». La véritable barrière n’est jamais le fauteuil roulant, cet objet inanimé, mais l’escalier qui se dresse, inflexible. Ce n’est pas la surdité le souci, mais l’absence de sous-titres à la télévision ou au cinéma. C’est cette nuance-là, fine comme une lame, qu’on appelle pudiquement le « modèle social du handicap ». C’est notre manière de vivre, de penser, d’écrire qui pose problème. Nos mots, nos silences, nos angles morts.
Le modèle social du handicap considère que les situations de handicap résultent principalement des barrières créées par la société, et non des caractéristiques individuelles. Selon cette approche, ce n’est pas l’incapacité qui crée le handicap, mais l’inadaptation de l’environnement physique et social. Cette vision, qui s’oppose au modèle médical, met l’accent sur la nécessité de transformer la société, plutôt que d’exiger des individus qu’ils s’adaptent à un environnement arbitrairement inadapté.

Et puis il y a cette paresse intellectuelle, naturelle, réflexe, cette facilité déconcertante qu’on a de réduire tous les handicaps à une seule catégorie indistincte : « Ouverture d’un nouveau centre pour personnes handicapées ». Un fourre-tout commode où l’on entasse pêle-mêle la dyslexie et la paralysie, le trouble psychique et le handicap auditif. En somme, comme si l’on pouvait ranger dans la même boîte une pomme, une lampe et un éléphant sous prétexte qu’ils existent tous les trois. Un inventaire à la Prévert de l’infortune, où la nuance est la grande absente.
La précision, pourtant, compte. Elle est essentielle. Dire « personne en situation de handicap moteur », « personne avec un handicap psychique diagnostiqué », ce n’est pas une coquetterie sémantique, ni une politesse excessive réservée aux ayatollahs du langage. C’est un geste élémentaire, une façon de rendre justice à la complexité du réel. Parce qu’on oublie trop vite que 80 % des handicaps sont « invisibles » (Organisation mondiale de la santé – OMS). Ils ne font pas de bruit, ne s’exhibent pas dans la rue. Le silence, ici, n’est pas d’or. Il est même assourdissant de non-dits.


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🤫 Briser les silences
En 2024, d’ailleurs, une étude de l’association Média Animation souligne la très faible représentation du handicap dans les médias belges francophones (0,47 % des récits médiatiques pour 16 % de la population). Le baromètre 2023 de l’ARCOM, lui, révèle que les personnes handicapées occupent à peine 1 % du temps d’écran en France, loin des 18 % qu’elles représentent. En Suisse, 22 % de la population vit avec un handicap selon l’Office fédéral de la statistique (OFS, 2023), mais aucune donnée sur leur représentation médiatique n'existe. Rien n’indique cependant que la Suisse fasse mieux que ses voisins.
L'interview – Séverin
Alors, chères et chers collègues, si on osait enfin ranger nos vieux clichés au placard ? Si on cessait d’alimenter cette dramaturgie éculée, cette complaisance malsaine dans la douleur racontée depuis votre confort « valide » ? Nos mots, mine de rien, tissent la trame de nos représentations, et nos représentations, à leur tour, façonnent la société de demain.
Mal choisir ses mots, quand on travaille étroitement avec eux, c’est un peu comme jeter une pierre dans l’engrenage : on ne voit pas tout de suite les conséquences, mais le mécanisme est grippé pour longtemps. Le handicap, au fond, ce n’est pas une histoire d’eux contre nous, une tragédie grecque qui se joue loin des vies bien réglées. C’est une histoire qui nous concerne toutes, tous, sans exception, tôt ou tard, à différents degrés. C’est juste la vie, dans toute sa diversité, sa richesse, sa complexité parfois déroutante. Alors, dans l’immédiat, trouvons les mots justes ; le reste suivra.
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