Lève-toi… et marche !
Entre Évangiles et fauteuil roulant, la question divine persiste : que dit vraiment Dieu aux « corps infirmes » ? Assis, et sur quatre roues, Malick Reinhard plonge dans le grand écart théologique des religions face au handicap.

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À douze ans, j’ai orchestré un petit scandale théologique en demandant à une paroissienne de lire le passage de la guérison du paralytique pendant mon baptême. Cette provocation adolescente révèle un malaise profond : que disent vraiment les religions aux personnes handicapées ?
L’anthropologue Henri-Jacques Stiker éclaire cette question universelle. Toutes les sociétés, confrontées au handicap, cherchent à expliquer cette « anomalie » qui dérange l’ordre supposé du monde. Les religions oscillent entre des interprétations contradictoires : tantôt malédiction divine, tantôt signe d’élection spirituelle.
Le judaïsme illustre cette schizophrénie textuelle : le Lévitique exclut les prêtres « défaillants » du service divin, mais d’autres passages affirment que toute personne est créée « à l’image de Dieu ». Le christianisme rompt le lien entre faute et handicap avec Jésus ; des théologiennes et théologiens contemporains proposent même un « Dieu handicapé ». L’islam voit dans le handicap une épreuve divine qui, supportée avec patience, ouvre droit à des « points bonus » pour l’au-delà. L’hindouisme y lit parfois une facture karmique d’une vie antérieure, tandis que le bouddhisme prône la compassion immédiate, considérant la vulnérabilité comme un accélérateur d’éveil spirituel.
Pourtant, malgré ces évolutions théologiques, le passage de la charité aux droits reste inachevé. La charité maintient une hiérarchie subtile entre « valides » et « invalides ». Cette tension se cristallise aujourd’hui autour du diagnostic prénatal, révélant notre tendance à vouloir « photoshoper » la Création.
Au final, ce grand capharnaüm théologique masque une vérité simple : notre société préfère parfois dissimuler la différence sous le tapis de prière.
J’avais douze ans, lorsque j’ai décidé de me faire baptiser. Moins par foi profonde que par affront adolescent à mon père, musulman convaincu, qui voyait dans ce soudain catéchuménat une trahison, pure et simple. Et je n’ai jamais remis les pieds dans une église depuis, ou presque — il y a quand même eu cette visite de la basilique Saint-Pierre, il y a quelques années. Pourtant, au milieu des bondieuseries et des regards en coin, j’ai trouvé que mettre mon père si mal à l’aise n’était pas très charitable pour un chrétien sans foi. Alors, pour ne pas le laisser seul dans sa confusion pharisienne, j’ai eu une idée. Juste avant le début des hostilités, j’ai glissé un mot à Marie-Antoinette, la dame de la paroisse qui s’occupait de l’animation liturgique.
Je lui ai demandé de lire pour moi un passage très précis : l’Évangile selon Marc, chapitre 2, versets 1 à 12. La guérison du paralytique. Le fameux « Lève-toi, prends ton lit, et marche ». Contrairement à son ancêtre royal, Marie-Antoinette n’a point perdu la face et, avec une joie toute pastorale, elle a accepté. Quand sa voix a résonné dans la nef, déclamant l’injonction divine faite à un éclopé de se mettre debout, un frisson a parcouru l’assemblée. Des murmures indignés ont fusé. « Mais comment peut-elle oser ? Lire ça, à côté d’un tétraplégique… » Moi, j’étais content. Hilare, même. La gêne avait changé de camp. Et la question, soudain, flottait dans l’air, aussi épaisse que l’encens : qu’est-ce que Dieu, ou du moins ses représentants sur Terre, a vraiment à nous dire, à nous, les « corps infirmes » ?
📜 Ce que dit l'Évangile selon Marc
« Quelques jours après, Jésus revint à Capernaüm. On apprit qu’il était à la maison, et il s’assembla un si grand nombre de personnes que l’espace devant la porte ne pouvait plus les contenir. Il leur annonçait la parole. Des gens vinrent à lui, amenant un paralytique porté par quatre hommes. Comme ils ne pouvaient l’aborder, à cause de la foule, ils découvrirent le toit de la maison où il était, et ils descendirent par cette ouverture le lit sur lequel le paralytique était couché. Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : "Mon enfant, tes péchés sont pardonnés." Il y avait là quelques scribes, qui étaient assis, et qui se disaient au-dedans d’eux : "Comment cet homme parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés, si ce n’est Dieu seul ?" Jésus, ayant aussitôt connu par son esprit ce qu’ils pensaient au-dedans d’eux, leur dit : "Pourquoi avez-vous de telles pensées dans vos cœurs ? Lequel est le plus aisé, de dire au paralytique : 'Tes péchés sont pardonnés', ou de dire : 'Lève-toi, prends ton lit, et marche' ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés : Je te l’ordonne — dit-il au paralytique — lève-toi, prends ton lit, et va dans ta maison." Et, à l’instant, il se leva, prit son lit, et sortit en présence de tout le monde, de sorte qu’ils étaient tous dans l’étonnement et glorifiaient Dieu, disant : "Nous n’avons jamais rien vu de pareil." » — Évangile selon Marc, chapitre 2, versets 1 à 12

🙏 Le grand écart théologique
Cette question, qui nous semble si personnelle, est en réalité une vieille rengaine de l’humanité. Pour Henri-Jacques Stiker, anthropologue et historien français spécialiste du handicap : « Toutes les sociétés, affrontées à l’infirmité, se posent la question de savoir d’où cela vient et ce que cela signifie, entraînant toujours un malaise face à l’ordre du monde ». Un « invariant anthropologique », dit-il. En clair, qu’on invoque un dieu, des esprits ou les ratés de la loterie génétique, le handicap fiche le bazar dans notre besoin de croire que tout a un sens, que le monde tourne rond. Il est le grain de sable dans la grande horlogerie cosmique.
Un invariant anthropologique désigne un élément culturel, social ou comportemental que l’on retrouve de manière constante dans toutes les sociétés humaines, indépendamment des époques et des contextes géographiques. Ces caractéristiques, telles que le langage, l’organisation familiale, les rituels funéraires ou les systèmes d’échange, constituent, selon les anthropologues, les fondements partagés de l’humanité.
Et pour expliquer ce grain de sable, les religions ont déployé un menu à la carte théologique assez spectaculaire. Un grand écart permanent où, selon l’humeur divine ou l’interprétation du prophète, l’infirmité peut être tout et son contraire. « Tour à tour péché, interdit, signe de malédiction, ou parfois encore, à l’opposé, symbole d’une cause élevée », résume Henri-Jacques Stiker. Pour les uns, un aller simple pour l’enfer social, stigmate d’une faute à solder. Pour les autres, un billet de première classe pour la sainteté, une sorte de programme de fidélité spirituelle. Entre les deux, les personnes concernées ont surtout appris à naviguer en eaux troubles. Et cela semble toujours être le cas aujourd’hui.
Dans la tradition juive, cette schizophrénie textuelle est particulièrement savoureuse. Le Lévitique, très à cheval sur le dress code, interdit l’accès à l’autel à tout prêtre présentant un « défaut » — boiteux, aveugle, bossu. Le ticket d’entrée au service divin exige une carrosserie impeccable. Ambiance. Sauf que d’autres textes viennent dynamiter cette vision des choses, rappelant que l’Homme, tout Homme, est créé « à l’image de Dieu », ce qui confère une dignité non négociable à n’importe quelle carrosserie. Mieux, Dieu lui-même, dans l’Exode, remet Moïse à sa place quand il prétexte son bégaiement : « Qui a donné une bouche à l’Homme ? Qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle ? N’est-ce pas Moi, l’Éternel ? » Circulation, y a rien à voir (mais tout à croire) ; le handicap, c’est son rayon.

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☁️ Dieu handicapé
Le christianisme, lui, opère un virage à 180 degrés. Face à l’aveugle-né, Jésus coupe court aux spéculations de ses disciples : « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché ; mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui ». Fin du lien de causalité direct entre la faute et le fauteuil. Voilà le handicap promu au rang de scène de théâtre où la grâce divine peut faire son show. Saint Paul enfoncera le clou dans sa lettre aux Corinthiens, affirmant que « les parties du corps qui nous semblent être les plus faibles sont au contraire nécessaires ». Une formidable promotion sur le papier, qui n’a pourtant pas empêché des siècles de pratiques exclusives, où la personne handicapée oscillait entre le statut d’objet de charité et celui d’âme-trophée à guérir pour prouver la puissance de la foi.
Pour mettre un peu d’ordre dans cette Cène un peu bancale, des courants contemporains, baptisés « théologies du handicap », ont tenté de repenser la copie. En 1994, la théologienne américaine Nancy Eiesland, aujourd’hui décédée, a osé le concept de « Dieu handicapé » (The Disabled God, éd. Abingdon Press), arguant que le Christ ressuscité, avec ses plaies bien visibles, est le symbole ultime d’une divinité en situation de handicap, qui n’a pas peur de la vulnérabilité. Des personnes comme le Français Jean Vanier, avec L’Arche, ont même tenté l’expérience de faire vivre ensemble des personnes avec et sans handicap mental, partant du principe que « la faiblesse », loin d’être un bug, est peut-être le vrai logiciel de la communion.
🎡 La grande roue du karma
L’islam, de son côté, propose une feuille de route assez claire. Le handicap relève du destin (Qadar) et constitue une épreuve (Ibtilā’). Tenir bon avec patience (sabr) donne droit à des points bonus pour l’au-delà. Le Coran exempte clairement « l’aveugle, le boiteux, le malade » de certaines obligations, comme aller se battre. Et, pour être sûr que le message est bien passé, la sourate « ‘Abasa » raconte comment le Prophète Muhammad se fait vertement recadrer par Dieu pour avoir snobé un aveugle au profit de quelques notables. Une manière assez directe de dire que, devant le grand Patron, le CV ou l’apparence physique pèsent assez peu.
Le grand chantier, c’est de passer de la charité, qui place la personne handicapée en position de receveur passif, à une reconnaissance des droits. — Henri-Jacques Stike, anthropologue
Dans les traditions orientales, on sort la grande roue du karma. Pour l’hindouisme populaire, un handicap peut être la facture d’une ardoise laissée dans une vie antérieure. Une vision qui peut, au choix, encourager le fatalisme ou la médisance. Heureusement, le concept est sauvé par le Dharma (le devoir) et le Seva (le service) : aider son prochain, même s’il paie ses dettes karmiques, c’est s’assurer un bon crédit pour l’avenir. Le bouddhisme, plus pragmatique, voit dans le karma une loi de cause à effet, mais insiste surtout sur la compassion (Karuna) ici et maintenant. Selon cette pensée, le handicap n’empêche personne de méditer, et réaliser que nous sommes toutes et tous, à un moment ou à un autre, de grands vulnérables, est même un excellent accélérateur de particules sur la voie de l’éveil.
🤯 Le capharnaüm de l’Évangile
Mais le chemin reste long. Aux yeux de Henri-Jacques Stike : « Le grand chantier, c’est de passer de la charité, qui place la personne handicapée en position de receveur passif, à une reconnaissance des droits. » Un basculement qui part d’un principe que l’anthropologue martèle comme un axiome fondamental : « Tout humain est pleinement humain, sans restriction. C’est en partant de là que le regard sur la charité change. Ce geste noble a trop souvent servi “à valoriser” l’individu ou l’organisation faisant la charité », maintenant une hiérarchie subtile entre personnes avec et sans handicap — au profit de celles qui n’en ont pas.
R.E.M. – Losing My Religion
Et comme si ce n’était pas assez compliqué, le diagnostic prénatal agite les consciences et, toujours selon l’analyse pointue d’Henri-Jacques Stike, « beaucoup s’inquiètent d’une rupture anthropologique » : cette tendance très moderne à vouloir gommer toutes les imperfections, comme on passerait un coup de Photoshop sur la Création. La fragilité, rappelle-t-il, n’est pas une erreur système, mais un appel à la solidarité.

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Au fond, ce grand capharnaüm entre les saintes Écritures et la réalité d’un corps en fauteuil révèle une vérité de concierge : la société est une colocation mal tenue, où le réflexe est moins de faire la poussière que de la planquer sous le tapis de prière le plus proche. Ce qui me rappelle cette scène dans un aéroport new-yorkais, tout droit sortie d’un vaudeville de Jean Girault. Trois dames m’ont avisé et, dans un même élan de ferveur paniquée, ont exécuté sur leur poitrine, en chœur, un signe de croix défensif. On m’assure, cependant, qu’elles ont survécu au terrible traumatisme… Dieu merci.
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