Le maladroit de vote

En Suisse, le canton de Vaud a massivement refusé le droit de vote aux personnes « sans discernement », quand Zoug, d’ordinaire conservateur, l’acceptait. Malick Reinhard analyse un vote où la syntaxe, plus que la culture, a créé, de fait, une violation des engagements internationaux de la Suisse.

Le maladroit de vote
© Mondame Productions

Il y a des dimanches suisses qui ont le goût de la cendre froide avant même que le soleil ne se couche. Ce dimanche 30 novembre était de ceux-là. Sur les bords du Léman, dans le canton de Vaud, là où je vis, et alors que la température se chargeait de rappeler à tout le monde que l’hiver n’est pas une option, le résultat de l’une de nos traditionnelles « votations populaires » est tombé avec la délicatesse d’une porte de prison qui claque : 71,3 % de « non » à la proposition d’accorder le droit de vote et d’éligibilité aux personnes handicapées sous curatelle de portée générale.

C’est un score soviétique, mais à l’envers, avec lequel le souverain vaudois a décidé de laisser à la porte de la démocratie les 1 400 personnes vivant avec un handicap cognitif ou psychique du canton. Circulez, s’il vous plaît : pour quasiment trois Vaudois sur quatre, ces gens « sans discernement » n’ont pas à voter.

Illustration cubiste montrant à gauche des silhouettes humaines stylisées parmi des engrenages, un mur avec barreaux, clé et marteau de juge, et à droite un quartier de maisons menant vers un écran de télévision affichant des symboles de justice. Au centre, un gouffre rempli de papiers portant des mots comme « curatelle », « tutelle », « protection » et « dossier », surmonté d’un grand œil géométrique dans le ciel.
Gemini (Nano Banana) : "Symbolic cubist painting on guardianship and justice: administrative abyss filled with 'guardianship' and 'curatorship' files and forms, mechanical silhouettes with gears, prison key and lock, house and court in the distance, large eye watching from above, blue, beige and ochre palette, editorial illustration style"

🔏 Le miracle face au verrou

Je regardais ces chiffres s’afficher sur ma télé, et l’ironie de la situation m’a sauté à la gorge. Car, pendant que le Canton de Vaud, cette terre qui se targue volontiers d’être le phare intellectuel de la Romandie — la Suisse francophone —, verrouillait ses urnes à double tour, un drôle de miracle se produisait outre-Sarine, chez nos voisines et voisins suisses allemands. Dans le Canton de Zoug, dans ce qu’on caricature souvent comme la « Suisse primitive » — paradis des boîtes aux lettres fiscales, du conservatisme et des lacs aux eaux sombres —, le « Oui » l’emportait. Timide (51,3 %), certes, mais réel.

Zoug rejoint ainsi la très courte liste des cantons pionniers, après Genève en 2020 et Appenzell Rhodes-Intérieures en 2024. Vous avez bien lu : le canton le plus urbain de Suisse et deux des plus traditionnels marchent main dans la main sur ce sujet. Vaud, lui, a choisi de faire cavalier seul, de privilégier le statu quo, de continuer à faire comme le reste du pays.

🔪 L’assassin est dans la syntaxe

L'analyse géographique du Röstigraben inversé ne tient donc pas la route. On ne peut pas accuser la culture ou cette fameuse « barrière de rösti » qui sépare nos régions linguistiques, quand Genève, Zoug et Appenzell sont d'accord. Le coupable ne porte ni cagoule ni fusil, c'est un assassin de papier : la syntaxe. Le diable ne s'habille pas en Prada, il se cache peut-être dans la grammaire administrative.

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Ça veut dire quoi, le « Röstigraben » ?
Le Röstigraben est une expression utilisée en Suisse pour désigner la barrière symbolique, culturelle et politique entre la Suisse alémanique et la Suisse romande (francophone). Tirant son nom du plat de pommes de terre emblématique de la partie germanophone, ce terme métaphorique illustre les divergences de mentalités et de comportements, particulièrement visibles lors de votations ou d'élections.

La tournure d’une question est déterminante, parfois fatale. Le contraste est ici saisissant : sur le même objet, Vaud a dit « Non » au « droit de vote des personnes sous curatelle de portée générale en raison d’une incapacité durable de discernement ». Zoug, lui, a dit « Oui » au « droit de vote et d’éligibilité des personnes en situation de handicap » (Kantonales Wahlrecht für Menschen mit Beeinträchtigungen).

On pourra ergoter, légitimement, que la formulation alémanique manque de précision juridique — après tout, la majorité des personnes handicapées ne sont pas sous curatelle. Mais la musique est radicalement différente. Là où Zoug parle de sujets de droits, Vaud désigne des objets de soins, dépossédés de discernement par la grâce d'un diagnostic. La question vaudoise ressemblait moins à un enjeu démocratique qu'à une prescription médicale, pointant du doigt l'incapacité plutôt que la citoyenneté.

Fait-il bon vivre avec un handicap en Suisse ? Une enquête qui bouscule les idées reçues
De Berne à Ottawa : où vaut-il mieux être en situation de handicap ? Le journaliste Malick Reinhard a analysé la qualité de vie des personnes handicapées dans cinq pays francophones. Premier volet : la Suisse, où même l’un des PIB les plus élevés ne garantit pas l’inclusion.

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Mais accordons le bénéfice du doute aux rédactrices et rédacteurs de l’objet du scrutin : l’intention n’était sans doute pas de nuire ni de créer l’angoisse. Il s’agissait probablement d’un excès de zèle juridique, d’une volonté d’être précis jusqu’à l’os. Sauf qu’en politique, la précision clinique peut être mortelle. Sans le vouloir, les autorités ont activé le bouton panique dans le cerveau reptilien de l’électorat moyen.

🛍️ Un service après-vente de la peur

On ne votait plus pour émanciper un voisin, on votait pour se protéger d'un danger flou. Le spectre de la manipulation a été agité, comme si ces voix fragiles allaient être volées par des tiers malveillants. Un argument fascinant quand on sait que personne ne s'inquiète de la grand-mère influencée par son fils ou du mari qui remplit le bulletin de sa femme sur le coin de la table de cuisine.

Ce flou artistique, on l’a d’ailleurs retrouvé dimanche soir sur le plateau de l’émission Forum, proposée par la Radio Télévision Suisse (RTS). Face aux collègues Valentin Emery et Thibaut Schaller, Yvan Pahud, conseiller national (député) et syndic (maire) UDC (parti conservateur, nationaliste et populiste) de Sainte-Croix (Vaud), a offert un moment de télévision d’une cruauté banalisée. Réagissant au témoignage diffusé à l’antenne d’une femme sous curatelle affirmant simplement « Mais moi, je suis capable de voter », l’élu a balayé cette parole d’un revers de main. Pour lui, cette dame ne s’exprimait pas : elle était « instrumentalisée » par son entourage.

À l’écouter parler « des handicapés », avant de glisser vers une définition très personnelle de ce qu’est un « grave handicap », mélangeant allègrement statut juridique et lourdeur médicale, une question vertigineuse se pose. La droite et l’extrême droite exigent que ces citoyens comprennent sur quoi ils et elles votent. C’est on ne peut plus légitime. Mais à entendre les approximations de Monsieur Pahud, à la frontière du diffamatoire, on est en droit de se demander si les opposants, eux, avaient vraiment compris sur qui ils votaient.

Fact-Check : Yvan Pahud dit-il vrai ?

Yvan Pahud dit-il vrai ?

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🇺🇳 Une violation internationale en sursis ?

Ce refus massif n’est pas seulement un camouflet, c’est une violation frontale des engagements internationaux de notre pays. Au printemps 2022, l’ONU avait sévèrement blâmé la Confédération pour ses manquements en matière d’inclusion, dans un rapport aux proportions humiliantes : seize pages de doléances pour dix maigres lignes de félicitations.

Le Comité des droits des personnes handicapées onusien y sommait l’État de rendre des comptes sur ses progrès d’ici à 2028. Car, signataire de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) depuis 2014, la Suisse a reconnu le handicap comme « faisant partie de la diversité humaine » et s’est engagée, entre autres, à garantir la participation politique sans discrimination.

Mais Berne a déjà un coup d'avance. En septembre dernier, le Parlement fédéral a donné son premier feu vert à une modification constitutionnelle nationale, mettant un terme à cette discrimination. Une harmonisation fédérale qui rendra bientôt, peut-être, la résistance vaudoise caduque.

The Clash – Know Your Rights

🎲 L'absurde loterie du fédéralisme

En attendant, la situation reste d’un grotesque achevé. Pour voter, une personne sous curatelle de portée générale doit aujourd’hui quémander individuellement l’onction d’un juge ou d’un médecin, un examen de passage capacitaire, une inversion de la charge de la preuve unique en son genre.

🧑‍⚖️ Comment fonctionne le système de curatelles en Suisse ?

En Suisse, la barrière politique est posée par l’article 136 de la Constitution fédérale, qui refuse le droit de vote aux personnes « interdites pour cause de maladie mentale ou de faiblesse d’esprit ». Cette formulation, d’un autre temps, cible aujourd’hui automatiquement les personnes placées sous curatelle de portée générale, sauf disposition cantonale contraire (Genève, Zoug, Appenzell).

Cependant, le système suisse de protection de l’adulte se divise en plusieurs niveaux. Si la curatelle d’accompagnement se limite à un soutien consenti sans limiter les droits, les curatelles de représentation et de coopération constituent un échelon intermédiaire : elles permettent à la curatrice ou au curateur d’agir dans des domaines ciblés (finances, administration) sans forcément priver la personne de sa capacité civile. À l’autre extrémité du spectre se trouve la curatelle de portée générale. Mesure la plus restrictive, elle est réservée aux personnes durablement incapables de discernement et entraîne notamment la perte de l’exercice des droits civils et politiques.

En attendant que Berne siffle la fin de la récré', les personnes handicapées sous curatelle de portée générale du pays (moins quelques-unes à Genève, à Zoug et en Appenzell) resteront donc coincées dans cette faille du système. Le fédéralisme permet, factuellement, aux cantons de voter pour ou contre l’application d’un droit fondamental… que la Confédération s’est pourtant déjà engagée à respecter. Une réalité juridiquement acrobatique.

Mais ne boudons pas notre plaisir, en ce 3 décembre, Journée internationale des personnes handicapées : si ce genre de drame démocratique vous passionne et que l’envie vous prend de vous amuser un peu avant qu’une loi fédérale tombe (peut-être), il y a une excellente nouvelle : 22 cantons sont encore à tester. Chouette. Si vous êtes motivés…

🌍 Et chez nos camarades francophones ?

  • 🇫🇷 En France : le droit est absolu
    Depuis 2019, la loi garantit le droit de vote à tous les majeurs protégés (sous tutelle ou curatelle), sans exception. Les juges peuvent toutefois, au cas par cas, les priver du droit d’être élus (l'inéligibilité).
  • 🇧🇪 En Belgique : l’inclusion par défaut
    Bien que le retrait automatique du droit de vote n'existe plus, une loi de 2023 est dénoncée par les associations comme un recul. Elle permet en effet aux juges de priver plus facilement une personne protégée de son droit de voter.
  • 🇨🇦 Au Canada : le droit est universel
    Le Canada fait figure de pionnier, garantissant le droit de vote pour toutes et tous au niveau national depuis 1993. Cependant, certaines provinces permettent encore aux juges de le retirer selon certains critères.

Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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