En état de siège

Les personnes handicapées constituent la plus grande minorité dans le monde. Elles sont pourtant les grandes oubliées des conflits armés. Alors, comment survivent-elles ? Entre règles du droit international et réalité du terrain, Malick Reinhard révèle un angle mort de la vie en terrain miné.

En état de siège
© Mondame Productions

⏲️ Vous n’avez que 30 secondes

Dans les conflits en Ukraine et à Gaza, une population entière demeure invisible : les personnes handicapées. Ce reportage révèle un angle mort tragique des guerres contemporaines, où les « règles » du droit international se fracassent contre la réalité du terrain.

J’ai recueilli des témoignages saisissants : Alla, restée à Pervomaïsk, car les abris anti-bombes lui sont inaccessibles ; Tetiana, militante ukrainienne contrainte à l’exil ; Zuhair, père gazaoui portant sa fille paralysée sur ses épaules à travers les gravats ; Almira, quinze ans, suppliant sa mère de l’abandonner pour ne pas ralentir leur fuite. Ces voix, obtenues grâce à Dmitri et Dzvenyslava à Kyiv, Salma et Faridh à Gaza, illustrent une double peine : être handicapé ET en guerre.

Les chiffres sont révélateurs. En Ukraine, 2 700 000 personnes handicapées avant l’invasion ; à Gaza, 60 000 dans une enclave déjà assiégée. Globalement, les personnes handicapées — 16 % de la population mondiale selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) — ont deux à quatre fois plus de risques de mourir lors de crises. Pire : la guerre fabrique massivement du handicap — plus de mille enfants amputés à Gaza en quelques mois.

Cette invisibilité n’est pas accidentelle. Elle révèle des « décennies de validisme structurel que les conflits amplifient », rappelle une humanitaire sur place. Malgré la Convention des Nations unies ratifiée par ces pays, l’aide humanitaire continue de planifier pour un « citoyen standard valide ».

Face à cette négligence systémique, seules les organisations de personnes handicapées elles-mêmes résistent, sous-financées mais efficaces. Car, au final, comme le souligne une militante : « C’est un choix collectif » de ne pas entendre.

Ce résumé, rédigé par une IA, vous a-t-il été utile ?
Oui | Non

audio-thumbnail
Écouter cet article
0:00
/646.60898

Il y a les règles, et puis il y a la vie. Les règles, ce sont ces grands principes gravés dans le marbre du droit international, des Conventions de Genève au Traité d’Ottawa, qui nous expliquent, avec une clarté toute théorique, comment faire la guerre « proprement ». C’est un jargon de juriste, une grammaire de la violence civilisée qui s’écrit dans des salles de conférence climatisées, loin du fracas. Et puis, il y a la vie.

Dans le grand spectacle médiatique des guerres en Ukraine et en Palestine, où l’on compte les morts, les missiles et les avancées territoriales avec une précision de comptable, il y a justement un angle mort à la vie. Un continent entier d’existences, rendu invisible par l’urgence et l’habitude : celui des personnes en situation de handicap. Elles représentent 16 % de la population mondiale, soit une personne sur six, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En somme, les personnes handicapées constituent la plus grande minorité dans le monde. Et pourtant. Elles sont les grandes oubliées des conflits armés.

Avant l’invasion russe, en 2021, l’Ukraine comptait officiellement 2,7 millions de personnes directement concernées par le handicap, nous dit Eurostat. À Gaza, enclave déjà sous blocus, on en dénombrait près de 60 000. Des chiffres qui ont explosé depuis, la guerre étant une usine à fabriquer du handicap. Une crise dans la crise, où les barrières du quotidien deviennent des sentences de mort. Parce que, d’après le dernier rapport du Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe (UNDRR), les personnes handicapées ont deux à quatre fois plus de risques de mourir lors de crises ou de catastrophes, par rapport à celles sans handicap déclaré.

Fresque murale sur façade d'angle jaune : une personne en fauteuil roulant manuel, vue de dos en pull violet, positionnée sur passage piéton rayé face à trois chars d'assaut verts aux tourelles rouges et jaunes sur fond bleu, réinterprétation de l'Homme de Tian'anmen avec un décalage stratégique par rapport à l'axe des blindés, car la personne en fauteuil roulant manuel redoute de se faire écraser.
ChatGPT : "Street art mural inspired by Tiananmen Square Tank Man: person in wheelchair viewed from behind, wearing purple shirt, positioned slightly off-center on zebra crossing facing three colorful military tanks, urban European street corner with yellow buildings"

🧱 Le poids des murs, la peur du vide

Pour comprendre, il faut d’abord entendre. Non, il faut d’abord écouter. Écouter celles et ceux qui restent quand tout le monde fuit, ou celles et ceux qui fuient quand tout est fait pour qu’elles et ils restent. Ces voix, il a fallu aller les chercher, au plus près du front, là où les micros se font rares. C’est avec l’aide précieuse de fixeuses et de fixeurs — Dmitri et Dzvenyslava, à Kyiv ; Salma et Faridh, à Gaza — que j’ai pu obtenir ces témoignages, tissant un fil humain à travers le fracas.

🤔
Ça veut dire quoi, un « fixeur » ?
Un fixeur est un professionnel local qui facilite le travail des journalistes dans des zones inconnues. Il assure l’organisation logistique, établit les contacts avec les sources, traduit les échanges et guide les journalistes. Son rôle s’avère essentiel pour accéder aux informations, comprendre les enjeux locaux et naviguer dans des contextes culturels ou géopolitiques complexes.

L’une de ces voix est celle d’Alla, à Pervomaïsk, dans la région de Mykolaïv, pilonnée par les Russes. Elle a fait son choix le 24 février 2022. Partir ? L’idée a traversé son esprit, bien sûr, poussée par les appels paniqués de ses proches. Mais l’angoisse de l’inconnu a été plus forte. « Comme je suis en fauteuil roulant, c’est un défi pour moi quand il n’y a pas d’accessibilité, alors ma famille et moi avons décidé de rester dans la ville », confie-t-elle, avec le calme de celles et ceux qui ont pesé l’impensable.

Rester, c’est choisir un enfer connu plutôt qu’un autre, dont on ne maîtrise pas les codes. C’est savoir que les abris anti-bombes, souvent des caves humides et exiguës, sont des forteresses inaccessibles. Une sirène qui hurle dans la nuit, si tant est que votre ouïe soit fonctionnelle, ne vous offre qu’une alternative : rester exposé dans votre appartement ou vous lancer dans une course impossible vers un refuge qui vous rejettera. Le fameux « avertissement efficace » du droit humanitaire se fracasse ici contre trois marches en béton.

Et puis, il y a Tetiana. Le même 24 février, elle se réveille à Kyiv, du « mauvais » côté de la rivière Dniepr, celui que les colonnes russes s’apprêtent à dévorer. Pour elle, la question n’est pas de rester, mais de partir. Une urgence vitale, mais aussi professionnelle. Militante pour l’organisation de défense des droits des personnes handicapées Fight For Right, elle sait que son travail sera plus utile à l’abri. Le 2 mars, jour de leur évacuation, un missile s’écrase près de la gare centrale. « Lorsque la sirène a retenti, les personnes ont couru vers les passages souterrains pour s’échapper, et c’est là que les restes du missile sont arrivés. » Un détail terrible qui dit tout. L’abri devient le piège, inaccessible. Avec sa fille et ses chats, elle parvient à monter dans un train, début d’un périple qui la mènera jusqu’à Copenhague, au Danemark. Son histoire est celle d’une fuite réussie, mais elle est l’exception qui confirme la règle.

Une femme handicapée a dix fois plus de risques d’être victime de violences sexuelles
Le 14 juin, la grève féministe défilait dans les rues de Suisse. Pourtant, certaines voix restent inaudibles : celles des femmes handicapées, victimes d’une double discrimination qui les expose à des violences jusqu’à dix fois supérieures. Malick Reinhard a enquêté, au croisement des « p’haines ».

À lire également…

⏰ Un « fardeau » pour perdre du temps

Changer de décor, mais pas de drame. À Gaza, la notion même de « fuite » est une farce macabre. Le territoire entier est une nasse. Quand l’armée israélienne ordonne l’évacuation de quartiers entiers, les mots sont les mêmes pour toutes et tous, mais la réalité est radicalement différente. Pour une famille avec un enfant en situation de handicap physique, l’ordre de se déplacer est une condamnation à l’impossible.

C’est là que surgit l’image de Zuhair, un père déplacé, autant que dépassé. «Tous les jours, je dois encore et encore porter Lara sur mes épaules. Car, comment voulez-vous vous déplacer avec un fauteuil roulant au milieu de la foule et des gravats ? » Lara a 8 ans et vit avec une paralysie cérébrale. Son père est son fauteuil roulant, sa seule chance d’espérer survivre dans l’effondrement général. « Le handicap devient un fardeau, et cela ne devrait pas l’être. Ma fille est handicapée au même titre qu’elle est une petite fille ; le problème ne vient pas d’elle, mais des gouvernements », dit Zuhair.

Maman, c'est fini, laisse-moi et fuyez. Avec moi et mon fauteuil, vous allez perdre votre temps. — Almira, 15 ans (Gaza)

Ce sentiment d’être un « fardeau », c’est peut-être le poison le plus violent. Il infuse les mots d'Almira*, une adolescente de 15 ans, qui se déplace également en fauteuil roulant, et dont la maison ainsi que les appareils d’assistance ont été pulvérisés par une frappe. Dans la panique de la fuite, elle s’effondre et lâche à sa mère ces mots qui glacent le sang : « Maman, c’est fini, laisse-moi et fuyez. Avec moi et mon fauteuil, vous allez perdre votre temps. » À 15 ans, se voir comme un obstacle à la survie de sa propre famille. Aujourd’hui, aux dernières nouvelles, selon Salma, présente sur place dans la banlieue de Gaza, l’adolescente est « en sécurité et bien vivante ».

Pourquoi parler de handicap est-il si dangereux ?
Pourquoi tant de témoins anonymes dans les articles et enquêtes sur le handicap ? La question revient régulièrement à Malick Reinhard. Derrière chaque « Marie » ou « Paul » d’emprunt se cache une réalité brutale : parler de sa vulnérabilité, c’est risquer sa sécurité dans un système dont on dépend.

À lire également…

🏭 La fabrique à handic'

Mais la guerre ne fait pas que tuer les personnes handicapées. Elle en fabrique. À une cadence industrielle. En Palestine, on parle d'une « génération mutilée ». Plus de mille enfants amputés en quelques mois, parfois sans anesthésie dans des hôpitaux dévastés. Des dizaines de milliers de blessés aux séquelles irréversibles. Chaque bombe qui tombe sur un immeuble est une roulette russe qui distribue non seulement la mort, mais aussi des limitations durables. Et ce, dans un territoire où le système de santé a été « décimé », selon les propres termes de l'OMS. Pas de centres de réadaptation, pas de prothèses, pas de suivi psychologique. Le blocus, qui étranglait déjà l'enclave avant la guerre, empêche l'arrivée du matériel le plus élémentaire : des pièces pour un fauteuil, des piles pour un appareil auditif, une canne blanche.

En Ukraine, la dynamique est, certes, différente mais tout aussi perverse. L'héritage soviétique de l'institutionnalisation, qui consistait à parquer les personnes handicapées dans de grands établissements ségrégués, connaît un regain tragique. La destruction massive de logements a jeté des millions de personnes sur les routes. Pour les personnes handicapées déplacées, l'absence de logements temporaires accessibles conduit trop souvent à l'institution comme seule « solution » proposée. Cette pratique, qui force la ségrégation et la perte d'autonomie, semble alors constituer une violation directe de l'article 11 de la Convention de l'ONU sur les droits des personnes handicapées (CDPH) — ratifiée par l'Ukraine en 2009, en 2012 par l’Israël et en 2014 pour l'État de Palestine.

⚖️ Que dit l'article 11 de la CDPH ?

L’article 11 (Situations de risque et situations d’urgence humanitaire) de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) dispose :

« Les États parties prennent, conformément aux obligations qui leur incombent en vertu du droit international, y compris le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’homme, toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection et la sécurité des personnes handicapées dans les situations de risque, y compris les situations de conflits armés, d’urgence humanitaire et de catastrophes naturelles. »

Souffrez-vous de validisme chronique ?
Qu’est-ce que le validisme ? Malick Reinhard interroge Céline Extenso du collectif Les Dévalideuses. « C’est une pensée qui considère les personnes handicapées comme inférieures », explique-t-elle. Entre modèle médical et social, décryptage d’un concept encore méconnu.

À lire également…

Pourtant, au milieu de cet échec systémique, des poches de résistance et de résilience émergent. Ce sont les organisations de personnes handicapées elles-mêmes qui, en Ukraine comme en Palestine, se sont retrouvées en première ligne. Des réseaux, comme celui de Tetiana, à Pervomaïsk, ont organisé des évacuations, bravant les bombes pour sortir des personnes handicapées que l'État et les grandes organisations internationales peinaient à atteindre.

🦸 Quand les héros ne suffisent plus

À Gaza, malgré la destruction et le siège, la société civile tente de maintenir des liens, de distribuer des cartes eSim pour que les gens puissent au moins communiquer, donner des nouvelles. Ces initiatives, menées par les premières et premiers concernés, démontrent une expertise et une efficacité redoutables. « Mais elles sont sous-financées, écrasées par l'ampleur des besoins, et trop souvent ignorées par la "grande machine humanitaire" qui continue de planifier ses interventions pour un citoyen standard, "valide" et "bien portant" », analyse Danila Zizi, directrice de l’organisation Handicap International en Palestine jusqu’en 2024.

La destruction d'une centrale électrique n'est pas qu'un dommage matériel ; c'est une condamnation pour celui qui dépend d'un respirateur artificiel. — Danila Zizi, ex-directrice d'Handicap International Palestine

La souffrance de ces millions de personnes n'est pas une fatalité. Elle est le résultat direct d'un double manquement. Pour Danila Zizi : « La destruction d'une centrale électrique n'est pas qu'un dommage matériel ; c'est une condamnation pour celui qui dépend d'un respirateur artificiel. Ensuite, il y a la négligence systémique de leurs droits les plus fondamentaux, ancrées dans des décennies de politiques validistes et d'infrastructures inaccessibles. La guerre ne fait que la révéler au grand jour. » Elle ajoute, grave : « En réalité, peu importe le pays, la guerre, les catastrophes ou les drames ne font qu’amplifier les difficultés imposées en temps de paix aux personnes handicapées par un cadre trop étroit. »

Manu Chao – Clandestino

Au fond, cet angle mort de la vie ne semble pas être un accident. « Ici, à Copenhague non plus, beaucoup de choses ne sont pas accessibles. Mais au moins, il y a la paix. Alors, c’est beaucoup plus simple de vivre avec un handicap. Finalement, c’est un choix collectif », pense Tetiana. Le choix de ne pas entendre, de ne pas adapter, de ne pas penser la guerre et ses conséquences pour celles et ceux « qui ne rentrent pas dans le moule du héros ou de la victime idéale ». Le résultat est un manquement factuel aux obligations légales et aux protections promises. Alors, sans grands discours, méthodiquement, la guerre opère un tri. Froid. Et dans le fracas des bombes, il est des vies qui, vraisemblablement, pèsent moins lourd que d’autres.

*Nom connu.


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.

😍 Vous avez aimé cet article ? Un petit geste, même symbolique, aide à la pérennité de cette infolettre et rend ce rendez-vous accessible à tout le monde — car une personne sur deux vivra le handicap au cours de sa vie. Connaître ces réalités, c’est aussi garantir votre qualité de vie si, un jour, le handicap sonne à votre porte. Merci du fond du cœur pour votre soutien !

Retour au sommet en style