👱🏻‍♂️ Raphaël, accusé sans même bouger le petit doigt

Accusé d'avoir posté une lettre calomnieuse, Raphaël M. est tétraplégique, une condition qui rendait l'acte physiquement impossible. Cet élément a pourtant été écarté durant les dix-huit mois de la procédure, menant à la confiscation de son téléphone, un appareil indispensable à sa sécurité.

👱🏻‍♂️ Raphaël, accusé sans même bouger le petit doigt
© Mondame Productions

Ça commence comme un roman de Kafka. Un matin de crise sanitaire, sans que vous n'ayez « jamais rien fait », on frappe à votre porte. « C’est la police ! » La voilà sur le perron, grâce à un timbre. Pas un de collection, juste un de ces codes numériques qu’on achète sur son smartphone pour affranchir un courrier. Pour la brigade des mœurs de Fribourg, en Suisse, ce code, acheté depuis le téléphone de Raphaël M.*, était plus qu’un indice : c’était une signature. La preuve qu’il était l’auteur d’une lettre anonyme, et calomnieuse, envoyée à la police un mois plus tôt, dépeignant son ex en prédateur sexuel. Il n’y avait qu’un seul problème, un détail que la procédure allait ignorer pendant un an et demi : Raphaël M. n'est capable d’aucun mouvement physique en raison d’une maladie dégénérative.

Pendant quatre heures, dans une pièce aveugle du commissariat, on a donc suivi la procédure. On a décortiqué sa vie sentimentale, ses habitudes sur PornHub et xHamster, cherché le nom d’un ou d’une complice qui n’existait pas — l’enquête l’avait déjà prouvé. Le script, impeccable. Sauf que le handicap de Raphaël était là, dans la pièce, assis dans son fauteuil, mais personne ne lui adressait la parole. On a posé toutes les questions, sauf celle qui aurait pu, selon lui, « [le] disculper en cinq minutes » : « Concrètement, comment faites-vous pour poster une lettre ? ». C’était le point aveugle de l’enquête.

Puis, on lui a pris son ordinateur et son téléphone pour investigations. Acte de procédure standard, a-t-on justifié. Sauf que, pour Raphaël, ce n’est pas un téléphone : c’est sa ligne de vie, l’unique bouton d’appel en cas d’étouffement, lui qui n’a que 10 % de capacités respiratoires et un respirateur sur le nez. Il l’explique, son avocat insiste. La réponse de l’inspectrice est une preuve d’incompréhension : « On veut bien vous noter un ou deux numéros sur un papier, si vous voulez ». La sortie du poste de police a le goût de la panique. Commence alors une guérilla administrative menée non pas pour prouver son innocence, mais pour avoir le droit de vivre sans risquer de mourir. Le dossier sur la mise en danger de sa vie par la justice devient plus épais que le dossier d’accusation lui-même. Pendant ce temps, sa grand-mère, 77 ans au compteur, fait le guet à son chevet.

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Au bout de huit jours, les pouvoirs judiciaires accouchent d’une « solution » : le Ministère public lui remet un iPhone 3. Un vestige archéologique de la téléphonie de 2008. Les conditions de remise sont à l’avenant : Raphaël doit venir le chercher « en personne » à 80 kilomètres de chez lui, un matin, entre 8 h et 11 h. Après une journée de négociations pour obtenir le droit d’envoyer son père par procuration, le Graal arrive enfin. Verdict : le logiciel de commande vocale du téléphone, vital, n’est pas compatible — obsolescence programmée oblige. La solution est donc une brique. Une brique qui, pour la justice, soldait le problème.

Mais le système, quand il a tort, sait se défendre. Deux semaines plus tard, lors d’un second interrogatoire, qui dure plus de six heures, la logique s’inverse. Tous ces appels, ces courriers, cet acharnement à vouloir rester en sécurité ? Selon les procès-verbaux d’audition, ce n’est plus la preuve de sa détresse, mais celle d’un caractère « manipulateur ». D’un homme qui « refuse de coopérer ». En se débattant pour ne pas se noyer, Raphaël était devenu encore plus suspect. À la fin de l’interrogatoire, comme un ultime coup de poing, on refuse de lui rendre son smartphone et son téléphone. Il les récupérera 48 heures plus tard, quelques minutes après que l’avocat de l'épistolier menace de déposer plainte contre le Ministère public fribourgeois pour « mise en danger d’autrui ».

J’accepte d’être jugé. Mais, dans une affaire comme celle-ci, on ne peut décemment pas ignorer mon handicap. Des dizaines de personnes sont en mesure d’accéder à mon téléphone. — Raphaël M.*

La conclusion de l’enquête, elle, semblait écrite d’avance. Il est reconnu coupable de « dénonciation calomnieuse ». L’acte d’accusation décrit un « homme calculateur », « provocateur », qui « s’entête à utiliser son handicap comme alibi ». L’ordonnance pénale de sept pages s’appuie sur le timbre comme preuve reine, et ne consacre pas une seule ligne à l’impossibilité matérielle de l’acte. Pour le procureur Laurent Moschini, le puzzle est complet ; cela fera 1 000 francs d’amende (1 060 euros env.), 4 000 francs de frais de justice (4 260 euros env.), 12 jours-amendes avec sursis de cinq ans et une inscription au casier judiciaire. Raphaël fait appel : « J’accepte d’être jugé. Mais, dans une affaire comme celle-ci, on ne peut décemment pas ignorer mon handicap. Des dizaines de personnes sont en mesure d’accéder à mon téléphone. »

Un an et demi est passé. Et le 31 mars 2022, il faudra moins de vingt minutes au Président du Tribunal pénal fribourgeois, Jean-Marc Sallin, pour pulvériser l’édifice. Le temps pour le magistrat de hausser un sourcil à la vue de l’entrée d'un accusé immobile, d’écouter une auxiliaire de vie lister les gestes possibles ou impossibles pour celui-ci, et de constater l’évidence. Acquitté.

Dans son jugement, l’homme de loi adressera même ses « regrets » au procureur, notant qu’une « simple audience avec l'intimé aurait été suffisante pour constater le surréalisme de l’accusation ». En guise de dédommagement pour « tort moral », l’État versera à Raphaël 2 000 francs (2 130 euros env.). L’ordonnance pénale, elle, reste quelque part dans les archives du canton. Un rappel que l'évidence, pour la justice, est parfois une simple question d'audience.

*Nom d'emprunt



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En toute transparence
Le secret de fonction interdisant à la police et à la justice suisses de s’exprimer, cette enquête se fonde sur une analyse rigoureuse des pièces officielles des dossiers (ordonnances, jugements) remises par les témoins cités. Son objectif n'est pas de se prononcer sur la nature des faits reprochés aux personnes concernées, mais d'observer comment une situation de handicap peut interférer dans le cours d'une procédure policière ou judiciaire.

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