👩🏻‍🦰 Anne, une enquête à mots couverts

Pour Anne, femme sourde, un incident avec sa fille au supermarché se mue en affaire judiciaire. Face à la police, son droit à une interprète en langue des signes lui est refusé, l'entraînant dans un combat contre un système qui refuse littéralement de l'entendre.

👩🏻‍🦰 Anne, une enquête à mots couverts
© Mondame Productions

Pour Anne, le français oral a toujours été une langue étrangère. Une langue apprise, par fragments, sur les bancs d'une école qui ne voulait pas de la sienne. On est alors dans la longue gueule de bois du Congrès de Milan de 1880, ce moment où des ecclésiastiques bien intentionnés ont décidé que les personnes sourdes devaient à tout prix se mettre à parler, à lire sur les lèvres, à faire semblant d’entendre. À la maison, en secret, ses parents lui ont alors transmis sa « véritable » langue maternelle, la langue des signes française (LSF).

Aujourd'hui encore, le français, à l’oral, reste pour elle un exercice de haute voltige. « Imagine qu’on te force à tenir une conversation en allemand pendant des heures, alors que tu n’en connais que les bases », explique-t-elle. En périphérie de Genève, dans la maison qu'elle partage avec son mari, et leur fille, Romy, c'est donc la LSF qui mène la danse. Une évidence, un repos. Le son est une option, jamais une obligation.

Jusqu'à ce jour de décembre 2018. La dernière ligne droite avant Noël, cette période où la paix sur Terre est un concept aussi crédible que la résolution d’un vieil oncle de rester sobre jusqu’au dessert. Dans un supermarché vibrant de la frénésie des achats, Romy, du haut de ses trois ans, décide que c’est le moment idéal pour se lancer dans une crise. Le grand jeu. Tapis de sol improvisé entre les boîtes de conserve et les chocolats, hurlements et projection de marchandises. Anne, excédée, l’attrape, puis la tire par le bras pour mettre fin au spectacle. Romy perd l’équilibre et sa tête heurte le coin d’un rayon. Bilan : une ouverture au crâne, refermée par un point de suture. « Rien de plus grave », dit Anne.

Langue des signes et musique : plongée dans l’univers du chant signé
Pendant que Soprano enflamme Paléo, le collectif 10 Doigts en Cavale interprète ses chansons en langue des signes. Malick Reinhard découvre le « chansigne », cet art méconnu où la musique devient visible et les émotions prennent corps dans l’espace.

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Mais la gérante du magasin n'est pas de cet avis. Elle appelle la police. Pour elle, la scène a une autre lecture. Elle ne voit pas un accident de la vie, mais, selon ses mots sur les procès-verbaux, « une mère à bout, incapable de gérer sa fille avec son handicap ». La machine administrative, froide et implacable, se met en marche. Enquête sociale, suspicion de maltraitance. Et convocation au poste de police. C'est là que l'histoire bascule, que l'accident de supermarché se transforme en un dialogue de sourds, au sens le plus littéral du terme.

Dans le bureau aux néons blafards, Anne demande une chose simple, un droit fondamental inscrit dans la loi suisse : une ou un interprète. Sa langue maternelle, celle dans laquelle elle peut penser et se défendre, n’est toujours pas le français oral. Mais l’inspecteur refuse, expliquant qu'il n'a aucun contact d'interprète en LSF dans ses registres. Commencent alors six heures d’interrogatoire, réparties en deux séances. Six heures à fixer des lèvres qui bougent trop vite, à deviner le sens des accusations dans un brouillard total. Elle fond en larmes, non pas de culpabilité, mais d’impuissance. Pour les policiers, cette nervosité est suspecte.

🧑‍⚖️ Mais que dit la loi ?

En Suisse, la loi est formelle : toute personne qui ne comprend pas la langue d'une procédure pénale a le droit d'être assistée gratuitement par un interprète. Ce droit, garanti par l'article 68 du Code de procédure pénale (CPP), s'applique dès la première audition par la police.

À bout, sans avocate ou avocat, Anne se mure dans son droit au silence. Puisqu’on lui refuse les moyens de se faire comprendre, elle se taira. L’inspecteur, presque soulagé, lève la séance. On lui tend un procès-verbal de plusieurs pages, un résumé de ce qu’elle aurait dit, sans même avoir compris les questions. Elle refuse de signer. Une nouvelle accusation tombe, implacable : entrave à l’enquête. On finit même par lui suggérer de venir avec son propre interprète, à ses frais.

Sentant le piège se refermer et la menace de perdre la garde de Romy se préciser, Anne décide de contre-attaquer. Elle contacte une association, transforme son cas personnel en une bataille de principe. Il faudra huit mois de guérilla administrative. La justice finit par céder, reconnaît un vice de procédure et accepte, « exceptionnellement », de payer l’interprète. L’audience suivante n’a plus rien à voir. Anne peut enfin comprendre les questions, y répondre et le dossier se dégonfle aussi vite qu’il avait été monté. L’affaire est classée. Mais Anne regrette que le motif validiste de la gérante n'ait jamais été pris en compte. Pour elle, « c’est exclusivement parce que je suis handicapée que j’ai été accusée d’être une mauvaise mère. Et ça, c’est un gros problème ! »

Aujourd’hui, Anne a refait sa vie. Romy a grandi. Quand je demande son âge à sa mère, c’est la jeune fille qui intervient, un sourire malicieux au coin des lèvres. « J’ai 10 ans. Mais j’ai bientôt 11, en fait. » Une précision espiègle, dont la légèreté contraste avec la lourdeur de la procédure qui a d’abord nié la langue de sa mère. Et cela, Anne en est sûre : elle n’hésitera jamais à le dire haut et fort.



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En toute transparence
Le secret de fonction interdisant à la police et à la justice suisses de s’exprimer, cette enquête se fonde sur une analyse rigoureuse des pièces officielles des dossiers (ordonnances, jugements) remises par les témoins cités. Son objectif n'est pas de se prononcer sur la nature des faits reprochés aux personnes concernées, mais d'observer comment une situation de handicap peut interférer dans le cours d'une procédure policière ou judiciaire.

🛟 Vous avez besoin d'aide ?

Numéros d'urgence
🚓 Police : 117 ou 112
🚑 Urgences médicales : 144 ou 112
🙌 147.ch – Ligne d’écoute pour les jeunes : 147 (en Suisse uniquement)
🦻 Personnes sourdes et malentendantes : SMS au 079 702 05 05 (en Suisse uniquement)

Berne
Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA)
Weltpoststrasse 5
3015 Berne
Tél. 031 635 22 50
www.kesb.dij.be.ch/fr/kinder-jugendliche/

Fribourg
Service de l'enfance et de la jeunesse (SEJ)
Pérolles 24
1701 Fribourg
Tél. 026 305 15 30
www.fr.ch/sej/

Genève
Service de protection des mineurs (SPMi)
Route des Jeunes 1E
1227 Les Acacias
Tél. 022 546 10 00
www.ge.ch/service-protection-mineurs/

Jura
Services sociaux régionaux de la République et Canton du Jura (SSRJU)
Rue de la Jeunesse 1
2800 Delémont 1
Tél. 032 420 72 72
www.ssrju.ch

Neuchâtel
Office de protection de l’enfant (OPE)
Faubourg de l’Hôpital 36
2000 Neuchâtel
Tél. 032 889 66 40
www.ne.ch/maltraitance/

Vaud
Direction générale de l'enfance et de la jeunesse (DGEJ)
Avenue de Longemalle 1
1020 Renens
Tél. 021 316 53 53
dgej.secretariat.uems@vd.ch

Valais
Service cantonal de la Jeunesse (SCJ)
Avenue du Ritz 29
1950 Sion
Tél. 027 606 48 20
scj@admin.vs.ch

Belgique
SOS Enfants – Office de la Naissance et de l'Enfance (ONE)
Tél. 02 542 12 11
www.my.one.be

Canada
Protection de la jeunesse (DPJ)
Tél. 514 644-4545
www.quebec.ca/famille-et-soutien-aux-personnes/

France
Enfant victime de maltraitance
www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/

Luxembourg
Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (OKAJU)
Tél. 28 37 36 35
https://www.okaju.lu/


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