Un très joyeux Bordël !
Entre le foie gras et la bûche, Malick Reinhard décortique ce moment où son handicap, d’origine génétique, devient le plat principal des repas de Noël. Une partie de Cluedo version ADN, où chacun cherche le coupable de la transmission du gène, verre de Cabernet à la main.
Bon appétit, si vous êtes à table. Joyeuses fêtes. Joyeux Noël, si vous le célébrez. Et à l’année prochaine ! Mais non, bien sûr que non… Votre infolettre du mercredi reste fidèle au poste durant cette période magique des orgies alimentaires. Car, même durant celle-ci, eh bien, finalement, on est quand même toujours une sacrée bande de handicapés. Oui oui, vous aussi…
J’ai toujours été fasciné par les repas de Noël. Leur propension quasi absolue à déraper, sempiternellement, sur les mêmes sujets. De la dernière votation populaire au wokisme (en exclusivité cette année), en passant par l’avis de Tonton sur le prochain F-35 de l’armée suisse ou celui de Cousine sur la xénophobie latente de Grand-papa, comme chaque année, on y aura droit. «Mais tu penses vraiment que c’est pas Christine Vuillemin qui a tué le petit Grégory?» Et là, c’est le drame. « Mais d'toutes façons, on peut plus rien dire, maintenant ! » Champagne.
🔧 Le Cluedo de la génétique
Aussi fascinant, pour ma part, la facilité avec laquelle, lors de chaque repas de Noël, mon handicap, d’origine génétique, déchaîne les foules. Celui qui, 364 autres jours par an, n’est qu’une « partie de la diversité humaine » se transforme, aux douze coups de minuit, en une maladie héréditaire dont l’adjectif qualificatif (héréditaire) devient, de façon éphémère, le pire des affronts.
Ainsi, entre le foie (trop) gras, la dinde aux marrons et la bûche… aux marrons, concours de châtaignes pour finalement basculer dans une joute verbale, option «verre dans le nez» comprise (Cabernet, s’il vous plaît). Et, ça y est, Noël peut enfin commencer: le réveillon prend de joyeux airs de Cluedo. Qui est donc coupable de la transmission de ce gène misérable?
Tel un véritable plateau de jeu, la table de Noël devient le théâtre d'une enquête familiale improvisée. Tante Violette, avec sa perspicacité légendaire et son verre de Bordeaux à la main, émet ses hypothèses sur la transmission du gène, comme le Colonel Moutarde brandirait un chandelier dans la bibliothèque. Madame Pervenche, ma cousine éloignée qui a fait "deux ans de médecine quand même", dissèque l'arbre généalogique avec l'assurance d'une experte. Dans la salle à manger, avec l'arbre de Noël comme témoin silencieux.
🎰 Une chance sur cent-mille
Dans la cuisine, aidant à faire la vaisselle, Mademoiselle Rose, ma belle-sœur, fraîchement débarquée dans la famille, observe ce spectacle avec un mélange de fascination et d’effroi. Le Professeur Violet, mon grand-père, garde un silence énigmatique, lui qui pourrait, peut-être, détenir une des clés — la maternelle — de ce mystère ancestral.
Et mon géniteur, mon ascendant, mon père, le daron, personne ne l’a oublié dans cette génétique équation ; comment une personne originaire d’Afrique de l’Ouest a pu rencontrer une femme, quelque 6 271 kilomètres plus au nord (j’ai calculé), qui partage exactement la même anomalie génétique ? On appelle déjà ça l’âme sœur ? Pas encore ?
Et moi, tel le Docteur Lenoir, je scrute la scène avec un mélange d’amusement et de consternation. Je suis l’énigme vivante, le mystère non résolu au centre de ce jeu de société grandeur nature. Mais, contrairement au Cluedo, ici, il n’y a pas de solution, pas de coupable tout trouvé. Juste une succession de hasards, de probabilités improbables qui ont convergé pour me créer. Une chance sur cent-mille, qu’il a dit, le médecin.
🙅 Noël avorté
C’est l’heure du dessert. La surcharge pondérale, propre et figurée, attaque chacune et chacun des convives. La sauce monte. La moutarde aussi, et le Colonel se gratte le nez. On accuse. On juge. Emprunts de rancune et de pourquoi. Le fond du vin dans les verres prend soudain un goût amer. Le smartphone, jeté sur la table. « De toute façon, j’aurais mieux fait d’avorter », finit par hurler en pleurs ma génitrice. Mic drop dans ta face. Les dés sont jetés. Poussée à bout, elle gagne la partie, nous met toutes et tous au tapis. Quand le gène crée la gêne. Silence.
Et puis, tel un soufflet, tout retombera. À cet instant où grand-maman nous offrira, à chacune et chacun, l'orange de Noël. « Son » orange. Alors, sur les notes de celles du marchand, tribunal musical, on se dira « allez, sans rancune », juste avant les accolades, les bises franches. Et là, au milieu de la nuit froide, sur le péron, de la bouche pincée d’une aïeule surgit un « mets une veste, tu fais pas comme ta cousine qui sort toujours à moitié nue, elle ». Et son paternel de renchérir : « 'Faudra pas qu’elle s’étonne si elle peut pas avoir d’enfants ! » À croire que l'on a finalement toutes et tous droit à son moment de gêne… Allez, joyeux Noël !