Un seul et unique duo

Le principe du DuoDay ? Un jour, un duo entre une personne handicapée bénévole et un employé « valide » rémunéré, pour « changer le regard » et « encourager l’embauche ». Malick Reinhard a enquêté sur cette opération qui, derrière les belles photos, laisse quatre personnes sur cinq sur le carreau.

Un seul et unique duo
© Mondame Productions

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  • Le DuoDay repose sur une journée d'immersion bénévole d'une personne en situation de handicap aux côtés d'une ou d’un salarié en entreprise.
  • Selon les chiffres des organisatrices et organisateurs français, 80 % des personnes handicapées n’obtiennent pas de suite professionnelle concrète (emploi, stage) après l’événement.
  • L'idée d'un « DuoDay inversé », où un employé valide serait mis en situation de handicap, a été jugée difficile à généraliser par l'organisation pour des raisons logistiques.
  • Le témoignage principal met en avant le « validisme » des ressources humaines comme étant un frein plus significatif à l'emploi que les compétences des candidates et candidats.

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C’est un concept qui tient sur un post-it. Vous prenez une personne en situation de handicap en recherche d'emploi. Vous lui collez une ou un employé « valide ». Vous les mettez dans la même pièce durant une journée de travail. L’une est bénévole (devinez laquelle), l’autre est payée — comme tous les jours. Vous secouez. Ça s’appelle le DuoDay.

Sur le papier, c’est le « remède miracle » aux préjugés, un blockbuster de l’inclusion, né en Irlande il y a 17 ans, et qui cartonne en France depuis un peu moins de dix ans : 31 440 binômes l’an dernier — excusez du peu. L’idée officielle, c’est de « changer le regard ». Une journée pour « dépasser » tout cela… et puis ? Et puis, tout le monde rentre chez soi. Merci. Bonne nuit et à l’année prochaine.

Photographie d'archive en noir et blanc montrant des ouvrières dans une usine, modifiée par un collage numérique. Des éléments colorés sont ajoutés aux personnes : un fauteuil roulant bleu vif sous une femme assise, une prothèse de jambe rouge et une couronne violette.
Gemini (Nano Banana) + édition numérique : "Black and white archival photo of factory disabled workers, women, argentic style."

📈 Une notice et des vices

L’histoire de la « marque » en France est fascinante. Je tire le fil. Le concept a d’abord mariné localement. Il est né en 2016 dans le Lot-et-Garonne, à l’initiative d’un ESAT (établissement et service d’accompagnement par le travail). Un projet associatif, de terrain. Et puis, en 2018, Paris s’en mêle. Sophie Cluzel, alors Secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, flaire le bon coup. Elle nationalise l’idée. L’artisanat devient une machine de guerre.

Pour comprendre le « produit », je me penche sur sa notice. En attendant sa prochaine édition le 20 novembre prochain, j’ai contacté les organisatrices et organisateurs français du DuoDay, afin de mieux comprendre ce qui se cache derrière pareille promesse. Version officielle, servie d’emblée : « Ce n’est pas une vitrine », m’assurent-ils. L’essentiel, c’est que « cette journée ne soit pas une fin en soi, mais un point de départ ».

« Handiwashing » : le double jeu des entreprises face au handicap
Le 3 décembre, Journée internationale des personnes handicapées, les entreprises se parent de violet, se disant soudain « inclusives ». Malick Reinhard décrypte ce « handiwashing » : une communication de façade qui peine à masquer une réalité peu reluisante et renforce les stéréotypes.

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🧾 Les chiffres et la comptable

Alors, oui, ça, on l’avait bien compris. Le problème, c’est qu’au détour d’un rapport de 2024, je tombe sur un chiffre qui fâche, celui de l'organisation française elle-même : après leur journée en immersion, seuls 20 % des participantes et participants ont eu une « suite » — comprenez 12 % de stages, 4 % de CDD, 3 % de CDI et 1 % d’alternance. Ce qui veut dire, si l’on sait encore compter, que 80 % des personnes bénévolement investies sur l’évènement repartent avec… le souvenir d’une journée. Chouette.

En parlant de compter, c’est là que je tombe sur Marie-Léonie Akakpo, 33 ans. Une comptable, diplômée d’un DSCG, le Diplôme Supérieur de Comptabilité et de Gestion. Un bac +5. Disons que les « bilans », les « liasses fiscales » et l’« optimisation », c’est son truc.

Une femme, assise à un poste de travail de bureau devant deux écrans d'ordinateur allumés et un clavier, regarde en direction de l'objectif.
Marie-Léonie Akakpo, dans les bureaux d’un cabinet d'expertise comptable lyonnais, lors du DuoDay 2023. — © Archives personnelles

Mais, à la suite d’un accident vasculaire cérébral en 2012, Marie-Léonie Akakpo est devenue hémiplégique et, depuis, elle cherche du travail. Encore et encore. Son CV est pourtant bon, mais « le handicap, ça fait peur ». En 2023, on lui propose alors le DuoDay. Elle tente. La journée se passe « vraiment bien », dans un grand cabinet d’expertise comptable au centre-ville de Lyon.

Dans ce bel immeuble haussmannien rugissant, on parle « normes IFRS », « actifs transitoires », « comptabilité analytique d’exploitation » ou encore « principe de non-compensation ». Mais surtout, en fin de journée, la directrice RH le promet à Marie-Léonie : « On garde ton CV précieusement et on te rappelle très bientôt ». Et puis, un peu comme ces potes qu’on ne revoit jamais, plus rien. Silence radio.

🤔
Ça veut dire quoi, « l’hémiplégie » ?
L'hémiplégie est une paralysie qui affecte une moitié, droite ou gauche, du corps, consécutive à une lésion du système nerveux central (cerveau ou moelle épinière). Cette atteinte neurologique, située dans l'hémisphère cérébral opposé au côté paralysé, peut être causée par un accident vasculaire cérébral (AVC), un traumatisme crânien ou encore une tumeur cérébrale.

↩️ Un DuoDay inversé ?

C’est là que le « point de départ » promis par les organisatrices et organisateurs de l’évènement déraille. Et l’expérience laisse Marie-Léonie amère : « C’est insultant. Pourquoi c’est à moi, une professionnelle diplômée avec un DSCG depuis dix ans, de passer une journée gratuitement à “changer le regard” de personnes qui ont même moins de qualifications que moi ? »

Alors, elle retourne le concept. « Puisqu’il faut “changer le regard”, alors changeons-le vraiment », propose-t-elle. Son idée : un « DuoDay inversé ». « On pourrait plutôt proposer à une DRH d’un grand groupe de se scotcher le bras gauche dans le dos et lui dire : "Allez-y, finissez-moi ce reporting Excel avant midi". » On verrait si le « regard » ne changerait pas pour de bon.

En 2018, Sophie Lombard, comédienne, a choisi l’humour pour égratigner cette opération d’un jour, dans une parodie mettant en scène le « BA Day – Le jour de la bonne action ».

J’ai posé la question au comité de l’organisation. Du côté de la capitale, on m’assure que l’idée « a déjà été explorée, de manière ponctuelle ». Mais, pour une généralisation, on me sort la carte joker. « Le principal frein à une formule inversée serait logistique et matériel, selon moi, mais l’esprit d’échange et de réciprocité est déjà au cœur de l’opération », me répond-on.

Je note les mots. « Logistique. » « Matériel. » C’est le vocabulaire de l’intendance, de la livraison de palettes. On peut mobiliser 15 000 entreprises pour une journée de communication, mais on ne peut pas trouver un fauteuil roulant et un bout de scotch pour un manager ? La question reste entière.

Profession : handicapé
12 ans dans le journalisme, 348 postulations, 4 entretiens d’embauche et zéro contrat fixe. Si les médias l’encouragent à « faire avancer “sa” cause », pourquoi ne l’embauchent-ils pas ? Malick Reinhard dénonce l’hypocrisie du milieu professionnel quant au handicap.

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🌟 « Bêtes de foire » et miracle belge

Marie-Léonie soupire. « Le problème, ce n’est pas qu’on n’est pas capables de travailler. Le problème, c’est l’ignorance ou le validisme des recruteurs. » Elle ajoute : « Il faut arrêter de nous utiliser comme des bêtes de foire pour la photo sur LinkedIn… Il faut surtout leur apprendre à lire un CV avant de regarder une canne, une main atrophiée ou un fauteuil roulant. »

Et cette réalité devient encore plus étrange quand on regarde chez nos voisines et voisins. L'inclusion professionnelle des personnes handicapées est-elle plus verte ailleurs ? Eh bien, la Belgique, qui a démarré dès 2010, revendique un taux de placement miracle de 70 % des candidates et candidats dans l’année.

Et ici, en Suisse, l’association Trust to Achieve a récemment publié le bilan de sa première édition pilote de juin 2025, qui comptait 36 duos. Selon le comité suisse d’organisation, et avec des mots bien choisis : 90 % des entreprises accueillantes ont « changé leur regard sur le handicap » et 92 % ont trouvé l’expérience « enrichissante ». Et l’emploi ? 40 % des participantes et participants seraient repartis « avec des pistes concrètes » pour leur avenir professionnel. Alors, engagement ou pas ? On ne saura pas.

Henri Salvador – Je peux pas travailler

📸 Le bilan (et la photo)

Deux ans sont passés depuis ce fameux DuoDay qui a vu Marie-Léonie performer sur des tableurs remplis de formules. Et la jeune femme cherche toujours du travail. Durant cette période, elle n’a décroché que trois entretiens d’embauche — les trois seules fois où elle avait pris soin de cacher son hémiplégie au téléphone, avant le rendez-vous.

Le post-it est toujours là, bien fixé sur le coin du bureau, et je me demande ce que l’on vend, au fond. Le « produit » final, ce n’est peut-être pas l’emploi. Ce n’est peut-être même pas la « sensibilisation ». C’est peut-être tout simplement la belle photo sur LinkedIn et Instagram. Le « selfie inclusif ». La preuve, postée sur les réseaux, que l’entreprise a participé. Une image qui circule, un logo bienveillant, et le tour est joué. Super, on peut passer au post-it suivant.


En France, le DuoDay se tiendra le 20 novembre 2025 — duoday.fr

En Suisse, la 2e édition du DuoDay se tiendra le 5 mai 2026 — duoday.ch


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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