Travailleur, un dépendant

Patron d'une PME de sept employés depuis ses 16 ans, Malick Reinhard livre un récit sur sa relation paradoxale avec ses auxiliaires de vie. Entre autorité et dépendance, il jongle avec les rôles : tantôt chef d'entreprise, tantôt otage consentant d'une start-up pas comme les autres.

Travailleur, un dépendant
© Mondame Productions
Journaliste spécialisé dans les questions de société, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, il propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne 1,8 million de personnes en Suisse et touchera une personne sur deux au cours de sa vie.

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Je gère une équipe de huit auxiliaires de vie qui m'accompagnent au quotidien, une situation qui crée un paradoxe unique : je suis à la fois leur employeur et dépendant de leurs services. Grâce au système suisse de la « Contribution d'assistance », je dirige depuis mes 16 ans cette petite entreprise qui nécessite cinq à sept employés à temps plein pour assurer une présence quasi constante à mes côtés.

Cette relation professionnelle atypique, illustrée par ma collaboration de cinq ans avec Mélanie, transcende le simple rapport patron-employé. Pour 26 francs de l'heure, mes auxiliaires partagent mon intimité, mes joies et mes peines, créant un lien qui mêle amitié et professionnalisme.

C'est un équilibre délicat où mon « autodétermination » dépend de celles et ceux que je manage, un jeu d'échecs quotidien qui demande diplomatie et doigté, à l'image du consensus si cher à notre culture helvétique.

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Lausanne, 13h52. J’écris ces mots sous la menace. Sous la menace de Mélanie, l’une de mes huit auxiliaires de vie. À la première bêtise que j’épellerai, elle cessera de m’aider à rédiger cette chronique. Mais, en fait, c’est moi qui la paie, non ? Oui, mais, quand même, c’est elle qui garantit mon autonomie au quotidien. C’est vrai, mais en même temps, c’est bon quoi, c’est moi son supérieur. Quoique, si jamais elle se fâche et claque la porte, je me retrouverais privé de toute qualité de vie. Gloups…

Vous l’aurez compris, être employeuse ou employeur de ses auxiliaires de vie, tout en étant en situation de forte dépendance, c’est un jeu d’échecs de tous les instants. Une main de fer dans un gant de velours. Garder le cap, sans froisser. Être diplomate, sans sourciller. Un truc très helvétique : il faut savoir maîtriser l’Art du consensus.

Sur un bureau en bois clair, une pile imposante de documents papier est décorée de post-it jaunes dessinés avec des smileys souriants. En arrière-plan, on aperçoit un écran d'ordinateur Mac et un clavier, ainsi que quelques plantes vertes. Les post-it créent un contraste ludique avec l'aspect administratif des documents.
Midjourney : "Stacks of contracts on a desk, post-it notes with smileys on them."

🗓️ Présents 365 jours par an

Cette semaine, cela me tient à cœur de vous présenter les personnes qui sont nécessaires à mon travail de journaliste, à ma vie de bobo vingtenaire, à mon rôle d’amoureux. Celui de fils, de petit-fils, si possible de Saint-Esprit. À tous les aspects de ma vie. Cette semaine, on parlera de Mélanie, Damien, Thomas, Mario, David, Caroline, Judith, Nicolas (une tranche de prénoms qui se trouvent tous dans le calendrier chrétien) : celles et ceux qui, chaque jour, 365 jours par an, 16 heures sur 24, garantissent mon droit à une vie à domicile, à une vie professionnelle entière, à une vie sociale épanouie et à — attention, mot trendy — mon droit à l’autodétermination. Vous savez, cette action qui consiste à décider pour soi et à ne pas être soumise ou soumis aux préférences des autres, qui savent « mieux ». Précisez « mieux », s’il vous plaît…

Et comment payé-je ces plus de 2 900 heures de présence annuelles, allez-vous me dire ? Grâce au budget de « Contribution d’assistance » de l’Assurance-invalidité (AI), vais-je vous répondre. Il s’agit d’une prestation sociale, étatique, nationale, qui a pour but de financer l’engagement de particuliers (sous certaines conditions), dans l’intérêt de maintenir la vie à domicile d’une personne handicapée (sous certaines conditions) — car, selon plusieurs études de la Confédération, vivre à domicile « coûte moins cher qu’en institution ».

La personne en situation de handicap qui remplira les conditions requises d’octroi de cette prestation (capacité de discernement, volonté durable de vivre à domicile, avoir moins de 65 ans…) deviendra, ainsi, employeuse indépendante au sens de la loi. Je suis donc, depuis mes 16 ans, le patron d’une PME de cinq à sept équivalents plein-temps… EPT, comme on dit dans le métier.

Mon handicap nous coûtera 12,5 millions
12,5 millions. C’est ce que coûtera le handicap de Malick Reinhard à la collectivité. Et ce n’est là que la partie remboursée par les assurances. Pour le reste, c’est son portefeuille qui trinque. Récit d’une réalité où être handicapé est un véritable investissement.

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🤑 Trouver autre chose que de l’argent

Mais, alors, quand on est auxiliaire de vie et que son salaire plafonne environ à 26 francs de l’heure en journée et 27,39 francs de nuit, sans possibilités d’évolution professionnelle, qu’est-ce qui pousse réellement à faire le job ? Mélanie, mon assistante menaçante, explique : « Je pense sincèrement qu’il faut avoir une grande envie de contact humain et de relation d’aide à l’autre. Ce métier, effectivement, donne autre chose que de l’argent. Cela m’apporte autant que ce que je pense apporter. »

Elle m’émeut, Mélanie. Et, pour une fois, je vous jure, je ne suis même pas teinté de cynisme. Parce que, c’est vrai, entre « aidant » et « aidé », on fonctionne de façon tout à fait horizontale. Un type de « start-up nation » qui ne cherche pas le bénéfice financier — j’adore les oxymores. On en est bien obligé, car, il faut le dire, lors des entretiens d’embauche que je mène avec les candidates et candidats emplis de bonnes intentions, j’aime donner le ton : « Vous devez être conscient que, aujourd’hui, on ne se connaît pas. La semaine prochaine, en revanche, on passera vingt heures de notre vie hebdomadaire ensemble, en tête-à-tête. Dans les toilettes, à la douche, dans la joie, dans la tristesse… Bref, dans la Vie. Vous vous sentez à la hauteur ? »

❤️‍🔥 Le Tinder de l’emploi

À ce propos, qui dit métier relativement précaire dit diversité dans les postulations. Cette phrase n’est absolument pas méprisante. Non, non. Bien au contraire ; engager une ou un auxiliaire de vie, c’est un petit peu comme se rendre sur Tinder, un soir de spleen, où notre amour-propre est à son maximum. Dans ma boîte mail, à chaque publication d’une annonce, il y a des bouchers, des banquières, des pères au foyer, des mères supérieures, des étudiants et des policières. Qu’est-ce que je vous sers ? Il faut savoir s’adapter. Inventer. Se renifler. Savoir si « ça matche ou ça ne matche pas ? » Une chose est sûre : aucun de mes huit auxiliaires n’est aujourd’hui une « personne formée au handicap » — si ce n’est par les (quelques) théories pédantes que le peux éructer dans une journée.

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Vous l’aurez compris, nous sommes bien plus que des collègues, bien plus qu’un patron avec son employée ou son employé. Un truc unique, qui, j’en mettrai ma main au feu (et Dieu sait si j’en ai besoin), ne se présente pas dans beaucoup d’entreprises. La semaine passée, j’ai dû gérer les émotions de l’un des auxiliaires, qui vient d’apprendre que sa femme a demandé le divorce. J’ai donc été le pote de comptoir, à l’écoute, toujours avec plaisir. Il y a deux mois, j’ai dû licencier l’un d’eux. Il y avait malaise. Pas très matériel comme situation. Pas de faute grave, pas de retard. Juste un « match » qui n’a eu lieu que de façon unilatérale. Là, j’ai dû reprendre ma casquette de patron, sévère. Et je n’aime pas ça. Expliquer les raisons. Assurer les procédures. Deux jours auparavant, nous débattions vivement de la peine de mort, et aujourd’hui, c’est moi le bourreau.

📑 Un ami en CDI

Mais tout ne se passe pas toujours mal, bien heureusement. Parfois, on arrive à trouver ce « juste milieu » qui permet aux deux parties de se sentir confortables dans ce « projet » — ce serait réducteur et injuste de parler de « travail ». Mélanie, par exemple, elle, est là depuis bientôt cinq ans. Au moins aussi vieux qu’un Covid. Tous les deux, nous avons su comprendre nos limites, nos compétences, nos qualités et nos défauts. « J’aime dire que nous avons tissé une réelle amitié, déclare mon auxiliaire de vie victime de mes questions. Le mercredi matin, je me lève en me réjouissant d’aller passer une journée avec un ami — et non pas un patron —, avec qui on va parler, rigoler, partager. » Bon, oui ok, mais on va quand même travailler, aussi, j’aimerais bien !

Cette confidence, Mélanie me l’a faite une heure après m’avoir « torché le cul », comme on dit dans les « process » internes de la start-up. Ça me fascinera toujours, puisque, honnêtement, je peine sempiternellement à m’imaginer une inversion des rôles. Pas avec Mélanie, uniquement. Mais avec vous aussi, hein. Vous voulez que je vous nettoie les fesses ? Sous les aisselles, peut-être ? Une petite douche, allez ! Juste un brossage de dents… Non !? Alors, merci à mes auxiliaires de faire ce que je ne saurais faire.


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