T’es mon meilleur handi'
Une photo de profil avec son ami, et les questions fusent : est-ce son frère ? Un soignant !? Comme si une relation avec une personne handicapée était forcément subie. Et si c'était juste par plaisir ? Malick Reinhard observe les préjugés sur ces liens qu'on refuse d'imaginer librement choisis.

⏲️ Vous n’avez que 30 secondes ?
La semaine dernière, mon ami a mis une photo de nous deux en profil sur WhatsApp. Ce geste anodin a déclenché une cascade de messages nous prenant pour des frères – moi, métis aux cheveux invraisemblables, lui, blanc comme un cachet d’aspirine, avec une calvitie qui avance plus vite que sa propre carrière.
Cette confusion n'est qu'un exemple parmi tant d'autres : mes relations sont systématiquement réinterprétées par le regard extérieur. Amis, partenaire, toutes et tous se voient attribuer des rôles de soignants ou de parents, jamais celui de personnes ayant simplement choisi ma compagnie.
Cette incapacité collective à concevoir des relations librement choisies avec une personne handicapée révèle un angle mort tenace de notre société : celui de voir le handicap uniquement à travers le prisme du fardeau ou de l'obligation. Comme si l'altérité créait une barrière si infranchissable que seuls le devoir ou la compassion pouvaient la traverser.

Vous êtes prévenus : jamais une photo de profil WhatsApp n’a provoqué pareil émoi. La semaine dernière, mon ami a eu l'idée de célébrer notre duo au travers de son avatar numérique. Chose somme toute assez ordinaire au sein d’un couple — bien qu'un peu simplet, qu’on se le dise. Résultat ? Une avalanche de messages lui demandant si j’étais son frère, et qui était ce mystérieux handicapé dont il « s’occupe ». Nous, de la même fratrie ? Moi, métis à la chevelure invraisemblable, et lui, blanc comme un cachet d’aspirine, avec une calvitie qui avance plus vite que sa propre carrière. La ressemblance est saisissante, indubitablement.
Cette confusion fraternelle n’est que la dernière d’une longue série d’interprétations créatives de notre relation. Dans le grand théâtre social, mon ami de frère s’est vu attribuer successivement les rôles d’infirmier, de cousin au septième degré, d’auxiliaire de vie, de physiothérapeute (kinésithérapeute), et probablement bientôt de dresseur de dauphins thérapeutiques. Tout, absolument tout, sauf celui de concubin.

😰 Le handicapé subi
Et ce phénomène dépasse largement le cas du couple. Mes amis, quel que soit leur genre, se retrouvent systématiquement promus au rang de soignants, ou intégrés de force dans mon arbre généalogique par le regard extérieur. La personne « valide » qui m’accompagne au cinéma ? Forcément de ma famille. Celui qui rit avec moi en terrasse ? Un infirmier particulièrement investi, c’est évident. L’imagination collective semble incapable de concevoir qu’on puisse simplement apprécier la présence d’une personne handicapée, sans y être contraint par le sang, la succession ou le salaire.
Cette confusion tenace illustre une perception contemporaine du handicap profondément enracinée : celle de la personne handicapée vue comme un fardeau social. Selon cette perspective, notre entourage est inévitablement composé de martyrs modernes, des saints du quotidien qui immolent leur temps précieux sur l’autel de la compassion, du besoin financier ou de l’altruisme.

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Je me suis longtemps demandé pourquoi cette perception était si ancrée. Peut-être parce que notre société, malgré ses discours inclusifs, continue de percevoir le handicap comme une tragédie personnelle plutôt qu’une simple variation de l’expérience humaine. Dans cette logique, mes relations ne peuvent être que des extensions de cette héroïque tragédie — des personnages secondaires dans le grand drame de mon existence diminuée. Des larmes, des larmes, des larmes…
👉🏽 Le handicapé choisi
L’ironie réside dans le fait que cette perspective ignore précisément ce qui constitue la véritable richesse des relations authentiques : le libre arbitre. Mon ami n’est pas mon ami parce qu’il a tiré la mauvaise paille ou qu’une obscure agence gouvernementale l’a désigné comme mon comparse — tout au plus, notre rencontre est le fruit d’un algorithme douteux d’une application de rencontres.
Et parfois, on s’engage dans une pente glissante, savonneuse, en reprenant la personne : « Non, en fait, nous sommes ensemble *rire de politesse* ». Et soudain, c’est une avalanche de félicitations pour mon aspirine conjugale. « Ô ! quel courage ! », « Bravo ! », « Merci de faire ça pour lui ! », et ainsi de suite. Comme si notre relation relevait d’une forme élaborée de bénévolat émotionnel. J’attends d’ailleurs avec fébrilité le jour où on lui demandera s’il peut déduire notre vie commune de ses impôts au titre des dons aux œuvres d’utilité publique.

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Cette difficulté collective à concevoir des relations choisies autour du handicap en dit long sur notre rapport à la différence. Comme si cette altérité érigeait une muraille insurmontable, un abîme si vaste que ni l’amitié ni l’amour ne pourraient le franchir naturellement et délibérément. Cela revient pourtant à sous-estimer gravement la prodigieuse capacité humaine à tisser des liens au-delà des apparences, à découvrir des terrains d’entente là où règne l’unique.
⏳ En attendant la révolution des relations
Je pourrais m’offusquer de cette situation, brandir fièrement l’étendard de l’indignation, tel un preux et pieux chevalier en croisade. Mais, soyons honnêtes, je préfère saisir cette occasion pour une petite séance d’observation sociologique — beaucoup moins fatigante et bien plus instructive. Ces méprises, après tout, ne sont rien d’autre que le reflet de nos angles morts collectifs, ces zones où notre imagination sociale semble avoir pris des vacances ad vitam æternam. Elles illustrent à merveille les limites d’un récit prééminent qui, malgré ses efforts, peine encore à intégrer la complexité, mais aussi (et surtout) la simplicité, certes parfois déconcertante, des vies des personnes handicapées.
Au fond, ce qui est peut-être le plus révélateur — et inquiétant ? — dans cette incapacité collective à imaginer des échanges souhaités et horizontaux avec une personne handicapée, c'est ce qu'elle dit de nos interlocutrices et interlocuteurs. Comme si leur logiciel mental buggait face à une relation qu'ils sont incapables d'envisager pour eux-mêmes. Une sorte d'« erreur 404 - Page relationnelle non envisageable » dans un navigateur émotionnel pas très open source. Il est ainsi fascinant de voir comment l'impossibilité de se projeter dans une situation devient rapidement une impossibilité tout court. Pour le dire autrement : si je ne peux pas l'imaginer, alors, ça n'existe pas.
En attendant que les mentalités évoluent, je continuerai à déjouer les attentes, à draguer des dresseurs de dauphins thérapeutiques, à rire avec « mon frère », ce fils unique que j’ai rencontré en soirée, à philosopher avec « ma mère », cette ancienne collègue de bureau… Bref, je continuerai, sciemment, à exister dans ces espaces d’amitié et d’amour « improbables »… pour les autres. Presque aussi improbable que l’idée qu’une personne handicapée puisse être désirable, compétente ou — osons le mot — « normale ». Mais cela, permettez, ce sera une chronique pour une prochaine photo de profil.