T'as de beaux verres, tu sais ?

Pourquoi nos lunettes de vue sont-elles devenues un accessoire de mode, quand un fauteuil roulant reste un symbole de souffrance ? Malick Reinhard plonge dans cette fracture étrange qui révèle nos peurs les plus profondes face au handicap.

T'as de beaux verres, tu sais ?
© Mondame Productions

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Je me suis interrogé sur une bizarrerie de notre époque : pourquoi peut-on porter des lunettes pour le style, mais pas un fauteuil roulant ? Cette réflexion m’a mené à une fracture révélatrice de nos représentations du handicap.

L’histoire explique tout. Les lunettes sont nées au 13e siècle dans l’élite monastique, symbole de distinction intellectuelle. Même lorsque Hollywood les a ringardisées — le binoclard de service —, elles ont su reconquérir leur statut grâce à Audrey Hepburn et aux stratégies marketing des opticiens. Résultat : de l’achat subi à l’achat plaisir.

À l’inverse, fauteuils roulants et appareils auditifs traînent l’esthétique hospitalière comme un boulet. Ils signalent une perte d’autonomie majeure, confrontent à la mortalité — ce que notre société de la performance refuse de regarder. Le « scandale » Kylie Jenner, en 2015, posant dans un fauteuil doré alors qu’elle n’en a pas besoin, illustre parfaitement ce tabou : on ne « joue » pas au handicap.

Pourtant, une révolution silencieuse émerge. Des créatifs et créatives customisent leurs fauteuils, transforment l'objet de stigmate en support d'expression. Des studios proposent de « sublimer » prothèses et orthèses avec des motifs personnalisés. L’enjeu n’est plus de cacher, mais de jouer de sa différence.

Pour elles et eux, cette réappropriation vise un changement de regard fondamental : que la diversité des corps ne soit plus perçue comme une tragédie, mais comme une facette normale de l’expérience et de la diversité humaines.

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Je porte des lunettes depuis l’adolescence. Presbyte, le garçon. « Doublé d’une légère astigmatie », a dit l’ophtalmo'. Pour moi, les changer a toujours été un rituel étrange, un mélange de contrainte médicale et de pur plaisir. Le genre de plaisir feutré qu’on trouve chez un opticien : moquette épaisse, lumière douce, odeur du produit à vitres mêlée à celle, plus subtile, du luxe discret. Je suis là, face à un mur de montures qui me dévisagent. Je passe une heure à les essayer, à me chercher une nouvelle gueule, à jouer avec mon reflet. Un peu plus intello ? Plus arty ? Trop cringe ? C’est un acte de style, un achat presque frivole.

Et puis, l’autre jour, mon esprit a fait une sortie de route. J’ai essayé de transposer cette légèreté : m’imaginant pousser la porte d’un magasin d’orthopédie. Le décor change du tout au tout : linoléum froid, lumière blanche de clinique, une odeur d’éther, de colle forte et de plastique neuf. J’avance vers un vendeur en blouse. « Bonjour, je voudrais essayer un fauteuil roulant. Pas pour un besoin médical, non. Juste pour la hype. Un modèle en carbone mat, peut-être ? Ça irait bien avec mes nouvelles baskets. » La scène est absurde, grotesque.

Dans un magasin de luxe à l’esthétique épurée, des aides à la mobilité sont mises en scène comme des objets de grande valeur. Au centre de la pièce, des fauteuils roulants, des béquilles, des prothèses et des cannes au design soigné sont disposés sur des podiums et dans des vitrines, à la manière d’articles de haute couture.
Gemini (Nano Banana) : "An elegant, luxurious boutique showcasing artistic prosthetics and wheelchairs as high fashion."

⛪️ Du prestige monacal à la cour de récré

Pourquoi ce grand écart ? Comment a-t-on pu transformer une béquille pour les yeux en objet de désir, alors que d’autres aides techniques restent des symboles de pitié ? C’est l’histoire d’une fracture étrange dans nos têtes, une ligne de faille qui en dit long sur ce que les sociologues appellent une « peur presque primaire de devenir handicapé ». La trouille la plus profonde : celle du corps qui déraille.

Pour comprendre, il faut remonter le temps. Les lunettes, figurez-vous, sont nées avec une cuillère en argent dans la bouche. Au 13e siècle, elles ne traînaient pas sur les champs de bataille, mais dans le silence des monastères, sur le nez des moines copistes. L’élite. Très vite, elles sont devenues un marqueur de statut, un bijou en corne, en ivoire. Elles n’ont jamais vraiment eu à se défaire d’une image de « réparation ». Elles étaient, d’emblée, un signe de distinction.

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Bien sûr, le 20e siècle leur a fait passer un mauvais quart d'heure. Le prestige s'est étiolé pour laisser place à la moquerie. Le « binoclard », le « cul de bouteille », l'intello coincé et maladroit. La culture populaire a gravé ce cliché dans le marbre : pour devenir un super-héros, Clark Kent devait se débarrasser de ses lunettes. Comme si la monture était le symbole ultime de la faiblesse, un obstacle à la virilité. Un léger stigmate, certes, mais un stigmate quand même.

💅 La rédemption par le style

Puis Hollywood a décidé de changer le scénario. La machine à rêve a pris cet objet ringardisé et l'a catapulté au rang d'icône. Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany's n'a pas seulement rendu les lunettes papillon élégantes ; elle en a fait un symbole de sophistication éternelle. Tom Cruise dans Top Gun a transformé un équipement de pilote en fantasme planétaire. D'un coup, les lunettes ne corrigeaient plus, elles affirmaient.

Le marketing a porté l’estocade. Des slogans comme « Tchin Tchin » d’Afflelou ont fait de l’opticien un copain, dédramatisant ce qui est devenu, selon les experts du secteur, un passage « de l’achat subi à l’achat plaisir ». Les marques de luxe s’en sont emparées, faisant d’une monture Chanel ou Gucci un objet aussi désirable qu’un sac à main. Le triomphe total de l’accessoire sur la prothèse.

Capture d'écran d'une publicité pour l'offre « Tchin Tchin Spécial Été », mettant en scène trois jeunes gens. À gauche, une femme souriante, de profil, aux cheveux bruns relevés, porte un haut de maillot de bain jaune et des lunettes de soleil rouges. Au centre, une femme blonde souriante, de face, porte un haut de maillot de bain jaune et des lunettes à monture épaisse blanche. À droite, un homme aux cheveux frisés, souriant, torse nu, porte un gilet bleu et des lunettes de vue noires et blanches, le tout sur un fond dégradé de violet et de rose. Le texte de l'offre promotionnelle indique : « 2 paires de plus pour 1€ de plus ». Des mentions légales sont visibles en bas de l’image.
Avec son célèbre slogan "Tchin Tchin", Afflelou a achevé de décomplexer le port de lunettes, désormais perçues comme un objet de consommation ludique et interchangeable, loin de sa fonction purement médicale. – Capture d’écran YouTube (Afflelou)
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🫟 La contre-attaque par le design

De l’autre côté du miroir, l’ambiance est moins festive. Prenez l’appareil auditif. Toute son histoire est une quête désespérée d’invisibilité : une course à l’effacement. De la miniaturisation extrême aux couleurs « chair », cette teinte beige et triste censée se fondre avec la peau, le but n’a jamais été d’affirmer un style, mais de camoufler une déficience. Car la surdité, selon la designer et chercheuse américaine Sara Hendren, dans l’imaginaire collectif, est « fortement associée au vieillissement, à la sénilité et au déclin cognitif ». Et la vieillesse, ça ne fait pas vendre.

Le fauteuil roulant, lui, c’est le poids lourd. L’objet qui crie « handicap » plus fort que tous les autres. Le sociologue français David Le Breton explique que le fauteuil est au cœur du « handicap d’apparence » : « Sa visibilité inévitable transforme l’utilisateur en une “représentation” constante de sa condition, suscitant des regards de pitié, de gêne ou de curiosité qui rompent la fluidité des interactions sociales. » Pour Sara Hendren : « C’est un problème qui est accentué par le fait que beaucoup de choses, comme les béquilles, fauteuils roulants, appareils auditifs, ont suivi l’esthétique du matériel hospitalier, froid », renforçant ainsi leur image purement médicale.

Pour exemple, tout le monde se souvient (ou pas) du grand cirque médiatique autour de l’influenceuse américaine Kylie Jenner, posant dans un fauteuil roulant doré pour un magazine de mode — alors qu’elle n’en a pas le besoin. C’était en 2015. Levée de boucliers, accusations d’appropriation, de manque de respect. Preuve qu’on ne touche pas à ce tabou. On ne « joue » pas au handicap. Utiliser un fauteuil comme un accessoire de mode a été perçu comme une insulte à celles et ceux qui n’ont pas le choix. Et pourquoi pas les lunettes, alors ?

Kylie Jenner, coiffée d'une perruque noire au carré, pose dans un fauteuil roulant à la structure dorée. Elle est vêtue d'un bustier noir de style latex, avec un tour de cou et des brides assorties aux chevilles.
En 2015, Kylie Jenner en couverture du magazine Interview. – © Steven Klein / Interview Magazine

🙈 Du tabou à la réappropriation

La vraie différence, elle est là. Comme le résume David Le Breton : « Le handicap visible confronte autrui à l’idée de fragilité du corps, ce qui génère inconfort et rejet. » Les lunettes, elles, corrigent un défaut jugé quelconque, paradoxalement invisible, associé à l'intellect. Pourtant, essayons de mettre un ou une myope au volant d'une voiture sans ses lunettes, pour rigoler un peu. Paf, accident ! Et voilà que cette personne devient paraplégique. Que le monde est cynique, parfois…

Mais, contrairement aux deux petites pièces de verre qui trônent sur nos pommettes, les autres aides médicales — aussi appelées « moyens auxiliaires » — signalent une perte d’autonomie majeure. Elles nous confrontent à la dépendance, à la mortalité. Et ça, notre société, obsédée par la performance, n'a aucune envie de le regarder droit dans les yeux.

Pourtant, une petite révolution silencieuse semble être en marche. Portée par des designers et, surtout, par les premières et premiers concernés. Des créatifs, comme le Français Florian Legendre (Floteuil), customisent désormais des fauteuils roulants à la bombe de peinture et avec des tonnes de stickers. Pour lui, ce n'est pas un détail. C'est un moyen « de s'exprimer dans l'espace public ». L'objet de stigmate devient un support d'échange, une façon de « montrer autre chose que le handicap ».

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🦽 Tout le monde en fauteuil ?

Des studios existent même, comme U-Exist, en France, et proposent de « sublimer » des prothèses et orthèses avec des centaines de motifs. Le but est de « casser la barrière médicale », de transformer l’appareil en un « allié du quotidien ». L’idée n’est plus de dire « je cache mon handicap », mais « je joue de ma différence ». Un acte de réappropriation silencieux qui, contrairement aux lunettes, reste tout de même encore réservé à des personnes qui en ont vraiment besoin.

L’enjeu, pour les pionniers de cette approche, n’est donc pas tant d’attendre que des personnes sans handicap s’achètent des fauteuils pour le style. Il s’agit plutôt « d’amorcer un changement de regard, pour que la diversité des corps ne soit plus systématiquement perçue comme une tragédie, mais comme une simple facette de l’expérience humaine ». La prochaine fois que je changerai de lunettes, dans le confort feutré de la boutique de cette rue, véritable fabrique à bobos, je penserai à cela. Et je choisirai sans doute la monture parfaite pour continuer à ne voir mieux que ce qui m’arrange.


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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