Souriez, vous êtes handicapé
Le handicap serait-il enfin libéré de son carcan de vertu ? Malick Reinhard se pose la question. Fini l'image du saint souriant et résilient et place à l'authentique. Emmanuelle Chaudet-Julien revendique son « droit à la déplaisance », là où la bienveillance forcée cède le pas à l'autodétermination.
- Les personnes en situation de handicap sont souvent confrontées à des attentes irréalistes de résilience et de positivité constante.
- Cette pression sociale est de plus en plus critiquée comme étant déshumanisante et restrictive.
- De plus en plus de voix s'élèvent pour revendiquer le droit des personnes handicapées à exprimer librement leurs émotions, qu'elles soient positives ou négatives, sans crainte de réduction de leurs droits.
C’est une héroïne ? C’est une déesse !? Non, c’est une personne en situation de handicap ! Une caste sacralisée, intouchable. Qui oserait mettre en doute la bienveillance d’une de ces personnes, « victime du sort qui est le sien » ?
J’entends souvent, dans une file, dans une foule : « Pousse-toi, il y a un handicapé, il ne peut pas attendre, laisse-le passer ! » Comme si le simple fait que notre moyen de locomotion dissemblable, ou notre perception du monde, ou nos sens différents de la « norme », nous conféraient un passe-droit, une sorte de passeport sanitaire durable, capable de faire sauter les convenances et les attentes sociales. Des queues, oui, j’en ai fait sauter pas mal…
🖕 Le « droit à la déplaisance »
Et si cette personne en situation de handicap était juste avide de privilèges (?). Elle se donnerait le droit de passer devant tout le monde, avant d’envoyer paitre l’ouvreuse ou l’ouvreur du théâtre, la caissière ou le caissier. Et si cette personne avait le droit, comme tout le monde, d’être une connasse (?) et de ne pas répondre à cette injonction à la bonté qui plane sur la tête des personnes handicapées — comme une belle auréole. Emmanuelle Chaudet-Julien, atteinte d’une maladie génétique et se déplaçant en fauteuil roulant, revendique ce « droit à la déplaisance », à ne pas faire « semblant que tout va bien », simplement pour satisfaire l’opinion publique et nourrir l’intelligence collective.
Vous savez, cette petite pensée primaire, un réflexe, qui nous laisse croire qu’une personne handicapée qui dit Oui-oui est forcément une « belle personne, tellement empreinte de sagesse — je l’admire tellement tellement tellement… ». Et celle qui osera dire Non, alors, deviendra soudain « une vieille aigrie, de toute façon frustrée par son handicap — ouh, la vilaine revancharde, après tout ce qu’on fait pour elle ! » Et au milieu de tout ça, juste au centre, Emmanuelle déteste ce qu’elle appelle « le handicapé modèle » et reconnaît n’avoir cure de ce que l’on peut bien penser d’elle — en bien, comme en mal. Et bim, dans tes dents, la sagesse…
Mais, au fait, ça ressemble à quoi un « handicapé modèle », celui qui « ne peut pas attendre », parce que « tellement invalidé » et « tellement inspirant » ? « Une personne souriante, gentille, qui se dit “bienveillante”, pas trop exubérante, extrêmement résiliente. Bref, toujours d’humeur égale pour accueillir les soins à domicile », définit la Fribourgeoise de 55 ans, non sans un certain cynisme. Mince, elle dresserait donc mon portrait ? Je suis ce « handicapé modèle » !? Diantre, j’ai toujours voulu être un infâme crétin. Pourquoi je n’y arrive pas ?
🤯 Répondre aux attentes des autres
Parce qu’être cette personne incommodante, ce n’est pas toujours chose aisée, nuance Emmanuelle Chaudet-Julien : « Il y a un besoin fondamental chez les gens du social, d’être reconnus, d’être le “bon samaritain”. Bref, un manque d’estime de soi. Un syndrome de sauveur. Et pour être sauveur, il faut une victime. Et la “victime”, c’est nous. » En effet, pour celle qui a démarré sa carrière dans la finance, l’humain n’était pas franchement au centre de ses priorités. L’important, jusqu’au moment où son handicap évolue suffisamment pour redéfinir une bonne partie de son autonomie, c’était « la performance, l’atteinte d’objectifs ». Avant, elle brassait des millions. Aujourd’hui, elle gère, 365 jours par an, son équipe d’auxiliaires de vie. Et si les attentes ne sont pas les mêmes, la quinquagénaire y met pourtant la même « intention ».
Dans le monde merveilleux des rapports humains, cette structure ambitionnée gêne. Et la déléguée aux assurances sociales pour une association militante dans le handicap en est bien consciente : « Je sens que je bouleverse énormément les choses, parce que je mets le doigt sur des choses qui font mal. Chez quelqu’un, sans handicap, ce n’est déjà pas très bien vu, alors imaginez une personne handicapée. » Toutefois, et toujours à l’inverse de ce qui est attendu, Emmanuelle Chaudet-Julien n’en est absolument pas navrée.
Je défends aussi le droit d’être joyeuse, enjouée, mais il n’y a pas de raison que ce soit exagéré. Je veux me sentir libre d’être aussi joviale que chiante. — Emmanuelle Chaudet-Julien
Alors, comment est-ce qu’on se garantit une autonomie quotidienne, quand on est une vieille chouette aigrie qui vole à contre-courant, Emmanuelle ? « Je ne suis pas aigrie, je me donne simplement le droit d’être authentique, corrige la femme. Je défends aussi le droit d’être joyeuse, enjouée, mais il n’y a pas de raison que ce soit exagéré. Je veux me sentir libre d’être aussi joviale que chiante. »
🧦 Une chaussette pour relation
Sur ces mots, Emmanuelle me parle encore de ce qu’elle nomme le « relationnel de la chaussette ». Pour elle, offrir un soutien — en l’occurrence l’aider à mettre une chaussette —, c’est déjà une forme de contact à l’autre. Suffisante. Nul besoin de se forcer à raconter son week-end, sa journée ou ses projets, juste pour répondre à une norme. Elle souhaite pouvoir dire ce qu’elle veut, à qui elle veut, sans que cela interfère dans sa qualité de vie ou son assistance journalière. « C’est aussi ça l’autodétermination », précise l’ancienne responsable des capitaux risque de nombreuses sociétés internationales.
Aujourd’hui, non, Emmanuelle n’a pas besoin d’engager des personnes pleinement antipathiques pour assurer le travail. Avec de l’apprentissage, et peut-être un brin de sagesse, elle a pris de la bouteille et a réussi à mettre de l’eau dans son vin. Elle se félicite d’être passée petit à petit du vouvoiement au tutoiement à l’égard de ses auxiliaires, ou encore de leur confier un peu plus de son histoire personnelle. Carrément devenue « victime », alors ? Hors de question, assurée, elle maintient certaines limites. Aussi pour garantir à ses auxiliaires un environnement de travail bien structuré, où les frontières sont (très) claires. Tellement inspirant !