Profession : handicapé

12 ans dans le journalisme, 348 postulations, 4 entretiens d’embauche et zéro contrat fixe. Si les médias l’encouragent à « faire avancer “sa” cause », pourquoi ne l’embauchent-ils pas ? Malick Reinhard dénonce l’hypocrisie du milieu professionnel quant au handicap.

Profession : handicapé
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⏱️ Pour faire court
  • Il existe une discrimination systémique dans le monde du travail envers les personnes en situation de handicap, qui se manifeste dès le processus de recrutement.
  • Selon l'OFS, 22% de la population suisse de 16 ans et plus vivant en ménage privé est en situation de handicap. Leur niveau de formation est globalement inférieur à celui de la population sans handicap, avec notamment 41,6% atteignant le niveau tertiaire contre 51,1% pour les personnes sans handicap.
  • Les écoles spécialisées pour personnes en situation de handicap ne délivrent généralement pas de diplômes reconnus, ce qui peut entraver l'accès au marché du travail pour ces individus.

La semaine dernière, à la suite des propos tenus par le président du Parti libéral-radical (PLR), nous avons osé aborder la thématique de « l’école inclusive » et la (non) volonté de permettre aux personnes en situation de handicap d’accéder à la formation « ordinaire » — obligatoire, comme supérieure. Passionnante et nécessaire, cependant, cette approche fut journalistique, brute, factuelle et sans considération personnelle. 

Mais cette semaine, je me permettrais d’aller au-delà de l’analyse froide et d’aborder cette réalité qui me touche de près — et ses répercussions concrètes sur toutes ambitions professionnelles. Car, aujourd’hui, j’ai le privilège d’être en vacances. Et durant les vacances, moi, je postule, encore et encore, à toutes sortes de jobs dans les médias. Tout ça, avec 12 ans de journalisme dans les roues, 348 candidatures déposées, quatre entretiens d’embauche hors de mon domaine d’activité… et zéro CDI à la clé. Alors, si les rédactions en chefs m’encouragent à « faire avancer “ma” cause », celle du handicap, pourquoi ne m’embauchent-elles pas ?

Caricature d’un homme au visage sérieux, Malick Reinhard, portant des lunettes et un costume sombre, est assis dans un fauteuil roulant dans une pièce remplie d'oies blanches. La lumière du soleil filtre à travers les fenêtres. L'homme semble blasé, tandis que les nombreuses oies l'entourent. Une horloge est visible en arrière-plan, ajoutant une touche de temporalité à la scène. Elle indique environ 07h20.
Midjourney : "Illustration on a man, with afro hairstyle and round glasses, tired face, in a wheelchair full of gooses, subtle monochromatic tones, sketchfab, in the style of editorial cartooning line art"

🪨 Un parcours cabossé

Lorsque je n’étais encore qu’un bambin, la ville où j’ai grandi craignait tellement que mon fauteuil roulant « écrase les mains de [mes] petits camarades » qu’elle a refusé mon intégration dans une école publique. C’est dire le degré d’appréhension que soulève la simple présence d’une personne « inattendue » dans un cadre « attendu ». Aujourd’hui, 22 ans plus tard, faute de diplômes scolaires « ordinaires », je peine donc véritablement à accéder au marché du travail. Lors d’entretiens d’embauche, j’essaie d’expliquer tant bien que mal les raisons de mon parcours cabossé — les écoles spécialisées ne délivrent pas de diplômes reconnus. En vain. Le fait d’avoir un handicap + une scolarité spécialisée = candidature directement classée au rebut.

Après ce fiasco qu’a été pour moi l’école spécialisée, en 2015, une école publique de communication — l’Ecole Romande d’Arts et Communication (ERACOM), pour ne pas la nommer — m’a carrément interdit des aménagements liés à mon handicap, sous prétexte que je n’avais pas ma place dans le cursus ordinaire. On m’a ouvertement recommandé de rester entre quatre murs, loin des autres. On m’a même refusé le droit de passer le concours d’entrée avec des ajustements. 

Sous prétexte que les motifs pour obtenir un aménagement « n’étaient pas réunis » (je suis tétraplégique), il m’était alors physiquement impossible, sans un ordinateur, de présenter l’épreuve de découpage qui a été choisie par la direction pédagogique (je suis toujours tétraplégique…). Pourtant, mon objectif n’était pas d’éviter l’exercice, mais simplement de pouvoir le réaliser différemment, avec l’aide adaptée, mais avec les mêmes objectifs — comme le prévoit l’article 24 de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), ratifiée par la Suisse en 2014. Ce refus, déguisé, révélait les préjugés tenaces du système envers les élèves handicapés, perçus comme incapables de répondre aux exigences du plan d’études.

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🏳️‍⚧️ Uniquement noirs, exclusivement juifs, ou simplement trans

Comparons la situation : serait-il acceptable de refuser l’inclusion directe d’une ou d’un élève en raison de son origine ethnique, de sa religion, de sa propension à être harceleur, ou harcelé, ou de ses préférences de genre ? Personne n’imaginerait créer des classes spécialisées pour des élèves uniquement noirs, exclusivement juifs, simplement bourreaux ou en tout et pour tout transgenres.

Un point crucial est trop souvent oublié dans ce débat : demander directement leur avis aux principaux concernés, les (anciens) élèves en situation de handicap eux-mêmes. Car, aucun d’entre elles et eux — j’y mettrais ma main au feu, et Dieu sait si j’en ai besoin — ne remerciera le système de l’avoir écarté du cursus ordinaire soi-disant « pour sa sécurité ». Tout être humain, avec handicap ou non, aspire à apprendre et évoluer parmi ses pairs — c’est un besoin. Alors, écoutons ce que ces dernières ont à dire, au lieu de décider à leur place selon des préjugés déconnectés de leur réalité.

Non sans être profondément préoccupants, le discours et les choix actuels transforment l’élève en situation de handicap en « problème à résoudre », plutôt que de mettre en cause un système qui ne sait pas s’adapter à d’autres paramètres que ceux estimés « valables ». Le vrai défi, s’il en est un, ne semble pas être l’élève avec des besoins spécifiques, mais une carence, manifeste, dans la définition attribuée à la « situation de handicap » dans notre référentiel commun. Pourtant, une personne sur cinq est en situation de handicap en Suisse. C’est une personne sur six en France.

Graphique avec fondu rapide de bas en haut sur fond transparent

📦 Stéréotypes en béton et figures de style en carton

12 ans dans ce métier qu’est le journalisme, c’est assez pour construire une cathédrale de papiers, d’articles, d’enquêtes et de dossiers. Et pourtant, toujours pas de pierre angulaire : le contrat fixe. Y aurait-il une corrélation entre mon fauteuil roulant et mon casier professionnel immaculé de contrats ? Poser cette question, c’est sans doute y répondre tortueusement.

Vous voyez, le journalisme, c’est un peu comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber — hein Forest (?). Sauf dans mon cas, où c’est toujours la même saveur : le handicap. « Tu as une voix unique, tu contribues à la cause, tu nous fais avancer », me répètent intarissablement toutes les rédactions en chefs. Belle rhétorique. Mais avancer vers où, exactement ? Vers un journalisme compartimenté où je suis le spécialiste autoproclamé d’une cause, mais jamais un journaliste à part entière ? Ainsi, cette question est bien plus qu’une envolée rhétorique, elle est un symbole ;   le symbole d’un système qui se dit « ouvert et inclusif », mais qui pratique un ostracisme silencieux. Chaque lettre de refus est une déclaration ; elle dit : « Nous apprécions votre voix, mais uniquement dans le cadre que nous avons défini pour vous ».

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👺 Écarlate d’image, mais pas de honte

Ô ! alors oui, je sais bien, vous savez ; le secteur des médias est en crise. Existentielle, très probablement. Un argument que j’aurais été prêt à avaler, si une de mes anciennes rédactions, écarlate d’image, mais pas de honte, ne m’avait pas seriné des mois durant que le trésor public était aussi sec qu’un Chardonnay neuchâtelois, et qu’il n’était pas possible, de fait, de m’engager autrement qu’en qualité de « télétravailleur freelance », préposé à raconter (toujours un peu plus) sa vie de « handicapé ». Malgré mes propositions régulières, appuyées et argumentées.

Quinze jours après mon départ, contraint, voilà que surgit une nouvelle consœur, dans cette même rédaction, avec un profil analogue au mien. Interpellée, la direction de l’éditeur m’expliquera avoir « sous-estimé la situation ». Elle me proposera un entretien « pour faire le point », je l'acceptai, puis… plus rien ; silence radio dans la rédaction du journal. « Tu es précieux, tu apportes une voix unique sur le handicap. »

Pendant ce même temps, mes contemporaines et contemporains journalistes changent de postes, grimpent les échelons, se voient offrir des opportunités, des responsabilités — et c’est bien normal, je suis heureux pour elles et eux. Mais, pendant ce même temps, je reste bloqué, en orbite, dans cette case que vous avez créée pour moi. 

🫱🏽‍🫲🏻 Chères et chers « collègues »…

Attention nonobstant, ce n’est point de la jalousie — loin de là. C’est de l’observation, un constat, cru et chirurgical, d’une réalité qui persiste à être ignorée. En mettant en lumière ces inégalités professionnelles, je sais que je dérange. C’est l’intérêt de ma démarche.

Combien de fois est-ce que je me suis demandé si je ferais, un jour, partie intégrante, non pas comme une curiosité ou une exception, mais comme un membre à part entière du « collectif » d’une équipe de rédaction — car, comme j’aime à le dire : « nous sommes des animaux sociaux ». Aujourd’hui encore, il m’arrive de postuler à des stages, après douze années d’expérience, dans l’espoir naïf que cela puisse être une petite porte vers cette grande appartenance au groupe qui m’est constamment refusée.

Ainsi, mes chères et chers « collègues » — directrices et directeurs de rédaction, rédactrices et rédacteurs en chefs, cheffe ou chef de rubrique, d’édition, responsables RH –, vous qui jonglez avec des excuses qui se contredisent d’une bouche à l’autre, prenez le temps de vous reconnaître dans ces lignes. Et surtout, prenez le temps de réfléchir. Vos décisions, vos choix éditoriaux, vos refus répétés ne sont pas sans conséquences. Ils façonnent une réalité professionnelle bien neurasthénique pour celles et ceux qui, comme moi, aspirent à être reconnus pour leur travail et non plus exclus pour les roues de leur fauteuil roulant.

Version Facile à lire et à comprendre (FALC)

La semaine dernière, après les paroles du président du Parti libéral-radical (PLR), nous avons parlé de "l’école inclusive". L'école inclusive permet aux personnes handicapées d'aller à l'école avec tout le monde.

Cette semaine, je vais parler de mon expérience personnelle. En ce moment, je suis en vacances. Pendant mes vacances, je postule pour des emplois dans les médias. J'ai 12 ans d'expérience en journalisme, j'ai envoyé 348 candidatures, j'ai eu 4 entretiens d'embauche en dehors de mon domaine, et je n'ai pas de contrat à durée indéterminée (CDI).

Les rédactions me disent de défendre la cause du handicap, mais elles ne m'embauchent pas. Pourquoi ?

Quand j'étais enfant, ma ville avait peur que mon fauteuil roulant blesse les autres enfants. Alors, ils ont refusé que j'aille dans une école publique. Cela montre que les gens ont peur des personnes handicapées.

Aujourd'hui, 22 ans plus tard, je n'ai pas de diplômes scolaires ordinaires. Cela rend difficile de trouver un emploi. Les écoles spécialisées ne donnent pas de diplômes reconnus. Lors des entretiens d'embauche, j'explique mon parcours, mais cela ne change rien.

En 2015, une école publique de communication, l'ERACOM, m'a refusé des aménagements pour mon handicap. Ils m'ont dit de rester à l'écart des autres. Ils ne m'ont pas laissé passer le concours d'entrée avec des ajustements, même si je suis tétraplégique.

Les mots sont importants. Dire "personne handicapée" ou "personne en situation de handicap" montre comment nous voyons le handicap.

Est-il acceptable de refuser l'inclusion d'un élève à cause de son origine, de sa religion, ou de son genre ? Non. Alors pourquoi le faire pour le handicap ?

Il est important de demander l'avis des personnes handicapées. Elles veulent apprendre et évoluer avec tout le monde. Écoutons-les plutôt que de décider à leur place.

Le problème n'est pas l'élève handicapé, mais les gens qui ne savent pas s'adapter. En Suisse, une personne sur cinq est en situation de handicap. En France, c'est une personne sur six.

J'ai 12 ans d'expérience en journalisme, mais je n'ai pas de contrat fixe. Les rédactions me disent que je travaille à défendre à la cause du handicap, mais elles ne m'embauchent pas comme journaliste à part entière.

Le secteur des médias est en crise. Une de mes anciennes rédactions m'a dit qu'ils ne pouvaient pas m'embaucher autrement qu'en travail à la maison. Mais, peu après mon départ, ils ont embauché quelqu'un d'autre avec un niveau qui ressemble beaucoup au mien.

Je ne suis pas jaloux de mes collègues. Je constate simplement une réalité : je suis souvent exclu à cause de mon handicap.

Directeurs de rédaction, rédacteurs en chefs, responsables RH, prenez le temps de réfléchir. Vos décisions ont des conséquences. Elles façonnent une réalité professionnelle difficile pour ceux qui, comme moi, veulent être reconnus pour leur travail et non exclus à cause de leur handicap.


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