Nos amis à quatre roues

En réservant un hôtel ou un transport, Malick Reinhard se heurte toujours à une fracture numérique absurde : un chien est un client premium, une personne handicapée, une grosse complication. Enquête (tout aussi absurde) sur une logique de marché… qui ignore près de 2 millions de personnes.

Nos amis à quatre roues
© Mondame Productions

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En naviguant sur les plateformes de réservation, j’ai fait un constat aussi absurde que révélateur : dans notre monde numérique optimisé, un chien bénéficie souvent d’un meilleur service qu’une personne en situation de handicap. Que ce soit pour réserver un hôtel ou acheter un billet de train via l’application des CFF, l’option « chien » est intégrée, fluide et pensée comme une source de revenus. Pour moi, qui ai besoin d’une assistance en fauteuil roulant, le parcours est une impasse numérique qui me renvoie à des appels téléphoniques et à des délais contraignants.

Cette fracture n’est pas un oubli, mais un choix économique. D’un côté, la « Pet Economy » suisse pèse plus de 650 millions de francs, un marché courtisé. De l’autre, l’accessibilité est perçue comme un coût, une contrainte légale à peine respectée, comme en témoigne le délai de mise en conformité des transports publics, échu fin 2023 et pourtant loin d’être atteint.

Mon analyse d’une cinquantaine d’hôtels de luxe suisses confirme cette tendance : 95 % valorisent l’accueil des animaux, contre 67 % qui se contentent de mentionner vaguement l’accessibilité. Ce n’est pas une critique envers les propriétaires d’animaux, mais le symptôme d’une société où la logique de consommation prime sur le droit fondamental à l’autonomie. Le monde est devenu plus simple, c’est certain. Mais il faut croire qu’il faut avoir le bon pedigree.

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Il y a ce geste que l’on fait mille fois par jour, sans même y penser. Un petit mouvement du doigt sur un écran de quelques pouces, un clic qui promet de simplifier le monde, de le rendre plus fluide, plus accessible. On commande un repas, on réserve un taxi, on achète un billet de train. C’est devenu une extension de la volonté, une évidence. Mais parfois, cette évidence se fissure, et, dans la crevasse apparaît une hiérarchie des priorités qu’on n’aurait jamais soupçonnée, une hiérarchie qui vous force à vous demander pour qui, exactement, le monde est en train de devenir si simple.

Vous vous souvenez de l’hôtel de montagne, la semaine dernière ? De cette rencontre un peu hors du temps ? J’ai zappé un détail, en vous racontant ça. Un détail trivial, une de ces microgalères modernes qu’on oublie aussitôt : la réservation. Sauf que, cette fois, le diable n’était pas dans les détails. Il était dans l’interface. Une épopée moderne.

Dans un hall d'hôtel, le chien Scooby-Doo, assis dans un fauteuil roulant électrique avec une valise, se trouve devant le bureau d'accueil "CHECK-IN / CHECK-OUT". Derrière le comptoir, une personne à la coiffure afro le regarde avec une expression de panique.
Gemini (Nano Banana) : "Scooby-Doo in a wheelchair in a hotel lobby, surprised afro receptionist in the background, 3D claymation style."

📱 L'appli' qui aimait les chiens

Sur la plateforme de réservation, un filtre m’a sauté aux yeux : « Animaux acceptés ». En un clic, des dizaines d’options. Les fiches détaillaient avec une précision exquise le tarif pour Rocky et Nala, les services inclus (gamelle et panier fournis), et les zones autorisées. Une expérience parfaite pour l’utilisateur ou l’utilisatrice.

Puis, j’ai cherché le filtre ou la mention équivalente pour l’accessibilité — vous savez, celle pour les personnes handicapées. Une gamelle et un panier en chambre aussi ? Non. Rien. Le néant. Aucune case à cocher, aucun pictogramme, aucune information. Le clic magique n'avait même jamais été envisagé.

Forcément, pour aller à l’hôtel, il fallait bien un train. L’impression de fracture numérique n’allait pas s’arrêter au seuil de l’établissement. J’ouvre l’application des CFF — les Chemins de fer fédéraux suisses —, utilisée par plus de 3 millions de personnes, nous dit l’entreprise, et je simule l’achat de mon billet. En quelques secondes, l’application me propose d’ajouter un voyageur. Je peux y inscrire mon nom, celui d’une connaissance ou… celui d’un chien. En trois clics, je peux acheter une « carte journalière chien », un titre de transport officiel. L’application est conçue pour ça. C’est fluide, c’est pensé, c’est intégré.

Transports publics et handicap : abandonné sur le quai malgré une réservation d’assistance
Malgré une réservation en bonne et due forme, Malick Reinhard reste cloué sur le quai de la gare, faute d’assistance de la compagnie de transport. Entre ironie et désarroi, il raconte ces humiliations dans un système ferroviaire où l’accessibilité reste un vœu pieux malgré les obligations légales.

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Et, toujours avec la même logique, je cherche le bouton, le menu, la case à cocher pour signaler mon besoin d’assistance. J’aurais besoin d’une rampe pour monter dans le train, d’une aide humaine. Je balaie l’écran, je fouille les sous-menus « Shop et services ». On me propose d’acheter un timbre-poste, ou encore de « profiter d’une petite pause gourmande ». Mais rien de plus. La fonctionnalité n’existe pas. Pour le chien, un parcours numérique pensé de bout en bout. Pour la personne en situation de handicap, en revanche, c’est une impasse.

🤑 Une manne à 650 millions

Le système D est donc la norme. Pour obtenir un droit fondamental — celui de monter dans un train pour lequel on a payé son billet plein pot —, il faut quitter l’écosystème du 21e siècle. Il faut composer un numéro de téléphone, celui du « Contact Center Handicap », et parler à une opératrice ou un opérateur qui « ne parle pas trop bien le français » — pour autant que vous soyez en mesure d’oraliser. Il faut le faire avec un préavis d’au moins une heure, parfois deux, voire vingt-quatre pour un voyage à l’étranger. Mais, attention, faites-le impérativement entre cinq heures du matin et minuit. Sinon, vous tomberez sur un silence. En bref, la spontanéité est un luxe que vous ne pouvez donc pas vous offrir.

Alors, pourquoi une telle fracture ? Pourquoi mon chien (si j’en avais un) est-il traité comme un client premium, et moi comme une complication logistique ? La réponse est aussi simple que brutale : l’argent. Le marché des animaux de compagnie en Suisse est un mastodonte économique, un segment de marché « résistant à l’inflation » que les entreprises courtisent avec des services sur mesure. Le chien est un consommateur. Ses propriétaires, du moins.

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Les chiffres officiels en Suisse

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Sources : Base de données nationale AMICUS (Identitas AG) et Office fédéral de la statistique (OFS), 2023

(Même s'il y aura toujours le même nombre de chiens en Suisse... et de personnes handicapées !)

L’accessibilité, elle, n’est pas perçue comme un marché. C’est un coût. Une contrainte légale a gérer a minima. En creusant, je tombe sur une analyse de la plateforme « World Accessible Holidays », publiée en août 2025. Et voilà que je me retrouve instantanément avec la queue entre les jambes. L’étude, qui couvre dix pays européens, est sans appel : sur les plateformes hôtelières, 37 % des chambres familiales sont listées « pet-friendly » contre à peine 1,5 % « accessibles ». Le ratio est de vingt-cinq pour un.

🤏 Un marché de niche

Pour comprendre ce chiffre délirant, il suffit de poser les chiffres suisses sur la table. D’un côté, la « Pet Economy » : 559 330 chiens sont enregistrés (FEDIAF, 2023), générant des dépenses annuelles de plus de 650 millions de francs (environ 703 160 euros). De l’autre, il y a la population concernée : 1,9 million de personnes en situation de handicap (OFS, 2023). Le message est clair : l’un des scénarios est une opportunité en or, le second est vu comme une dépense sans retour sur investissement.

Mais alors, la loi — que dit-elle ? J’ai naïvement cherché de ce côté-là. Parce qu’après tout, il existe un arsenal légal. Le problème n’a jamais été un manque de savoir-faire : le « comment » est documenté depuis des lustres, archivé, normé. Il existe des standards internationaux (ISO) et leur déclinaison suisse — les normes SIA — qui dissèquent au millimètre près ce qu’est une rampe, une porte ou un ascenseur accessible. Tout est (d)écrit.

Entre Siri et moi, c’est une histoire de bras… et d’autonomie
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Et du côté des transports publics, la Loi fédérale sur l’égalité pour les personnes handicapées (LHand) n’était pas là non plus pour réinventer la roue. Elle était simplement là pour fixer un ultimatum, non contraignant juridiquement. Elle a donné vingt ans aux entreprises de transports pour enfin appliquer ces standards. L’échéance était le 31 décembre 2023. J’ai donc vérifié où on en était. Et, fin 2024, selon l’Union suisse des transports, près de la moitié des gares et arrêts destinés au public n’étaient toujours pas accessibles. L’échéance est passée, le délai est mort, et la loi est dans les choux. Tchou-tchou…

👑 Un (pas très) « Royal Accessibility Program »

Alors, l'échec du public m'a donné envie de sonder le privé. J'ai pris le classement 2025 du magazine Bilanz« Die 300 besten Hotels in Europa und der Schweiz ». On y trouve le gotha de l’hôtellerie suisse et européenne. J’y ai retenu les 50 hôtels helvétiques les plus encensés, la crème de la crème. J’ai passé des heures à éplucher leurs sites officiels, un par un, en me faisant passer pour deux clients : l’un avec un chien, l’autre en fauteuil. Le résultat est une photographie glaciale de la hiérarchie des vies. Sur ces établissements de luxe, 95 % (46 hôtels) communiquent de manière claire et détaillée sur leur politique d’accueil des animaux. En face, seuls 67 % (28 hôtels) daignent même mentionner l’accessibilité.

L’asymétrie devient violente, lorsqu’on y regarde les détails. Plusieurs de ces palaces ont des programmes marketing dédiés aux chiens. On parle de kit de bienvenue, de conciergerie dédiée, de biscuits personnalisés. Le tarif ? Limpide, entre 15 et 80 francs (entre 16 et 86 euros environ). J’ai naturellement cherché l’équivalent pour les personnes en situation de handicap. Pas de « Royal Accessibility Program ». Pas de « kit de bienvenue » avec rampe pliable. L’information, dans les rares cas où elle existe, se noie dans le « vague », le « générique », le « jamais valorisé ».

Pour en finir, j’ai donc décroché mon téléphone. J’ai appelé les dix premiers hôtels se disant « accessibles ». Le malaise était palpable. Le « oui » était presque toujours vague, peu assuré. « Combien de chambres ? » — « Euh, une ou deux, je crois. » « Dans toutes les gammes de prix ? » — « Ah, il faut que je vérifie. » « Pour quel type de handicap ? » Silence radio. Le mot « accessible » devient une coquille vide, un terme marketing générique qui se dérobe à la moindre question et transforme le simple fait de voyager en un parcours du combattant.

Fat Dog – I'm Not Scoobidoobidoo

💩 Une gamelle pour les handicapés

Ce n’est donc pas une opinion, c’est le triomphe de la « Pet Economy » sur le droit. C’est une logique économique glaciale qui s’applique du palace aux CFF. Le chien, c’est un « add-on » facile : un panier, une gamelle, zéro investissement, pur profit. La personne en fauteuil ? C’est un « risque ». Un bourbier technique, coûteux et juridiquement casse-gueule. L’un est une vente additionnelle ; l’autre, un problème potentiel.

Non, il ne s’agit pas d’opposer les propriétaires d’animaux aux personnes handicapées. Il s’agit de constater que l’évidence s’est fissurée, au travers d’une délicieuse ironie. Vingt ans après une loi sur l’égalité, l’autonomie d’une personne dépend encore d’un processus indépendant de sa volonté — appels, délais, vérifications — qui n’a rien à voir avec l’instantanéité offerte au propriétaire de caniches. La question n’est donc pas de critiquer l’existence de services pour les animaux, car, certes, dans sa globalité, le monde est devenu plus simple, c’est certain. Il faut juste avoir le bon pedigree.


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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