Lettre au handicapé que j’ai été
S'inspirant de « Lettre à l'ado que j'ai été » de Jack Parker, Malick Reinhard dialogue avec son passé, dévoilant quelques-unes des différences de traitements qu'il a rencontrées en tant que personne en situation de handicap, jusqu'à sa réussite comme journaliste.
Cher Malick,
Je t’écris du futur (j’ai toujours rêvé de dire ça !), dans une réalité terrestre qui n’est plus du tout ce qu’elle a été. Une réalité occupée par des guerres toujours plus proches (oui oui, elles sont toujours là), un dérèglement climatique qui prend l’ascenseur, une pandémie il y a quelques années et attends… c’est difficile… c’est-à-dire que… Roger Federer a pris sa retraite ! Et Wavrinka est toujours là, sur le circuit — je te jure, improbable l’histoire.
Bref, parlons de toi… de moi… Enfin, de nous. Je ne te demande pas comment tu vas (?). Tu dois très certainement être en train de terminer ta scolarité, en faisant un gros « fuck » à ta maladie, certain que tu es « toujours plus fort qu’elle ». Dans ton école spécialisée, là où les personnes en situation de handicap mental sont désormais majoritaires, tu te sens carrément « valide ». Ça pourrait presque te monter à la tête, fais gaffe.
🎨 D'artisto-capitaliste à antéchrist
Fais gaffe, parce que la sortie du bahut va être toute particulière. Ni ton certificat d’école secondaire ni les bons résultats que tu obtiendras ne dissuaderont l’assurance invalidité de te reconnaître « non rentable » à l’échelle du système économique suisse. Ils refuseront de financer les adaptations relatives à ta formation : le retour sur investissement ne serait pas suffisant. C’est une sacrée claque, tu verras. « Non rentable », ça rend tout de suite plus « cas social », tu ne trouves pas ?
Et puis, je sais, tu ambitionnes de devenir graphiste. D’associer des formes et des couleurs pour faire prospérer des marques. Un truc d’artisto-capitaliste. Eh bien, sache que l’école romande des arts de la communication (ERACOM) te fermera la porte au nez, effrayée par une ancienne expérience malheureuse avec une autre personne en situation de handicap. Et, attention, clou du spectacle : la direction vaudoise de l’enseignement post-obligatoire (DGEP) donnera raison à l’école et t’expliquera que, dans ton cas, durant les tests d’entrée (ce sera du découpage), tu ne bénéficieras d’aucun aménagement ou avantage — tu n’oublies pas que tu es tétraplégique. Si jamais : l’école et le Canton ne reconnaîtront jamais officiellement cette discrimination. Mais, bizarrement, trois mois après cet événement, le directeur de l’ERACOM, sera limogé à la suite d’un « audit sévère ».
Non, Malickoum (tout le monde t’appelle comme ça — mais tu verras, aujourd’hui plus du tout), tu deviendras journaliste. Mais, tu verras, ça te rendra super heureux, parce que, souviens-toi, c’était ton rêve d’enfant. Pour être exact, c’est lors d’un stage de graphiste dans une télévision que, au contact des journaleuses et journaleux qui la compose, tu te diras : c’est vraiment ça que je veux faire ! Malheureusement, l’assurance invalidité (encore elle, toujours elle) ne verra pas la chose de la même manière. Pour elle, journaliste, ce n’est pas un vrai métier. Que veux-tu, ce n’est pas sur la « circulaire ». Un autre avertissement : cette circulaire, là, tu ne la verras jamais de tes yeux vus. Juste un nom, un document, encore plus abstrait que la Sainte-Bible. Mais tout aussi important pour les fonctionnaires d’État chargés d’appliquer le protocole et, surtout, de faire des économies.
🥼 Libre de toute médecine
Bon, et puis un autre truc : en tant que personne majeure en situation de handicap, tu quitteras les hôpitaux et services pédiatriques pour la médecine des adultes. C’est peut-être un détail pour vous, mais, pour moi, ça veut dire beaucoup. Ça veut dire que tu seras libre, OK. Mais pas forcément heureux d’être là. Tu le sais déjà, il y a quelques décennies (deux, au grand maximum), les patientes et les patients comme toi mourraient bien avant d’atteindre la majorité.
Alors, tu seras l’une des premières générations à accéder aux sphères supérieures de la haute médecine. Tu passeras donc ton temps à expliquer à tes médecins et aux soignantes et soignants que « désolé, mais chez moi, vos protocoles de rééducation habituels, ça ne fonctionne pas ».
👨🏾🦼➡️ Marcher et rouler vers demain
En mars 2020, tellement convaincus qu’elles et ils savent « mieux », on va risquer de t’ôter la parole, à vie. Alors, dans le coma depuis bientôt une semaine pour une pneumonie, les médecins vont estimer que, comme tu ne te réveilles pas, il est maintenant temps de te poser une trachéotomie pour entamer ta rééducation et te faire « remarcher ». Entre nous : faire « remarcher » un type qui s’est toujours déplacé en fauteuil roulant, c’est un objectif (ig)noble, n’est-il pas ?
Il est bientôt temps que je te laisse. Sache juste que, même dans les épreuves, tu trouveras toujours une lumière au bout du tunnel. Je ne vais pas tout te dire, évidemment. Je peux juste t’écrire, pêle-mêle, que tu prendras ton propre logement, tu deviendras chef d’entreprise en engageant quatorze auxiliaires de vie, tu trouveras l’amour, tu décrocheras ta carte de presse et tu sauras très bien retourner le « fuck » de ton adolescence à celles et ceux qui sont convaincus que le handicap, c’est moche, disqualificatif et indésirable.
Prends soin de toi, embrasse feu grand-papa et n'oublie pas… rien ne sert de courir, il faut rouler à point !
– Malick
PS : Je t’expliquerai, mais, en bref… Donald Trump sera deux fois le président des États-Unis, en Argentine, le chef du gouvernement dirigera son pays avec une tronçonneuse à la main, Britney Spears a fait sauter sa curatelle… et Michel Drucker, il va bien, écoute ! Un vrai jeune homme.