Les roues dans la boue

Paléo 2024 : cinq festivaliers en situation de handicap naviguent sur le terrain escarpé du plus grand open air de Suisse. Accueil de VIP, basses vibrantes et regards changeants, Malick Reinhard raconte leurs expériences.

Les roues dans la boue
© Mondame Productions
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⏱️ Pour faire court
  • Le Paléo Festival met en œuvre des améliorations en matière d'accessibilité, malgré les défis posés par un terrain accidenté et l'utilisation de structures provisoires.
  • Le festival propose notamment des parkings réservés, des entrées dédiées et des plateformes accessibles devant chaque scène. Il dispose également de « l'entr'Acte », un espace calme pour se reposer ou recevoir des soins, loin de la foule.
  • Malgré des progrès, comme l'ajout de cinq toilettes accessibles, des obstacles subsistent, notamment avec les limitations des plateformes réservées aux personnes handicapées, qui peuvent les isoler des autres festivalières et festivaliers.

Vous aimez les titres mensongers ? Alors, vous avez choisi le bon article. « Les roues dans la boue ». Rares sont les éditions de Paléo où il ne pleut pas. Fallait-il, alors, que le karma décide de faire mentir ma titraille, à coups de soleil, de chaleur et de canicule… exclusivement. Mais comme ce titre est quand même bien sympa, cela m’arrangerait que vous puissiez fermer les yeux sur ce pluvieux écueil. Après tout, nous ne sommes pas à un paradoxe près ; dans un festival où l’on vient écouter de la musique assourdissante, mais « pour se détendre », s’il vous plaît.

Parlons-en, de ces paradoxes. Voilà que je me lance dans une série d’interviews sur l’accessibilité au Paléo, moi qui suis à peine capable de retrouver ma tente après minuit. Mais bon, quitte à être perdu, autant l’être pour la bonne cause. Entre Stéphane qui slalome avec son fauteuil roulant, « Brutus », comme un pilote de F1 dans un événement bondé, Géraldine qui vit le festival en mode Disneyland électrique, ou Rohan qui ressent la musique sans l’entendre, j’ai l’impression d’avoir assisté à un Paléo parallèle. Un festival dans le festival, où l’accessibilité n’est pas qu’une rampe d’accès, mais un véritable enjeu sociétal, un « terrain de jeu pour normaliser nos handicaps ». Voici leurs histoires, recueillies entre deux concerts et trois pad thaï, sur une légendaire Plaine de l’Asse survoltée…


Patti Smith, vêtue d'un jean et d'un gilet noir, chante au micro sur scène lors du Paléo Festival de Nyon 2024, accompagnée d'un guitariste portant une casquette et jouant de la guitare électrique.
Le Patti Smith Quartet était sur la Grande Scène du festival, le mardi 23 juillet 2024 — © Paléo / Lionel Flusin
Stéphane, l'Asse de Cœur
« L’accessibilité à Paléo ? Ça s’est vachement amélioré au fil des ans. »

Le soleil de juillet darde ses rayons sur l’Asse en ce premier jour du Paléo Festival. L’air vibre d’une excitation palpable, mélange d’anticipation et de joie des retrouvailles. Les premiers festivaliers et festivalières affluent, leurs yeux brillants d’impatience. C’est dans cette atmosphère électrique que je rencontre Stéphane, 56 ans, véritable pilier du festival.

« Tu sens ça ? », me lance-t-il, humant l’air avec délectation. « C’est l’odeur du début du Paléo. Ça fait… pfff, 35 ou 40 ans que je la connais ? J’ai arrêté de compter. » Son rire chaleureux résonne, contrastant avec la robustesse de son fauteuil roulant, « Brutus », compagnon fidèle depuis 19 ans. Stéphane aborde cette nouvelle édition avec l’enthousiasme d’un gamin le soir de Noël. « Le premier jour, c’est toujours magique », confie-t-il avec un sourire béat. « On découvre les nouveautés, on retrouve les copains, et on a toute une semaine de musique devant nous. C’est ça qui me fait revenir chaque année. »


Sam Smith, vêtu d'un ensemble bleu électrique, chante passionnément sur scène, entouré d'effets lumineux créant une aura magique.
Stan Smith est venu enflammer la Plaine de l'Asse, le mercredi 24 juillet 2024 — © Paléo / Nicolas Patault
Géraldine, Wheel With Me
« Ici, on a vraiment droit à une accessibilité de VIP ! »

Et comme par un clin d’œil du destin musical, après une légendaire Patti, dans la famille Smith, on demande un incroyable Sam ! La nuit a désormais enveloppé la plaine, transformant le Paléo en un royaume de lumières dansantes et d’ombres mystérieuses. Dans ce tourbillon d’émotions, je repère Géraldine, 32 ans, qui slalome habilement dans son fauteuil roulant électrique, sa sœur Marie à ses côtés. Son visage s’illumine quand elle m’aperçoit. « Hé, coucou ! » lance-t-elle par-dessus les décibels, sa voix vibrant d’excitation. Elle regarde autour d’elle, les yeux écarquillés d’émerveillement. « C’est trop beau la nuit ici ! On dirait un monde magique avec toutes ces lumières qui brillent partout ! C’est comme si on était dans un rêve éveillé, tu ne trouves pas ? »

On se faufile vers la Grande Scène, Géraldine babillant joyeusement : « C’est ma quatrième fois ici, mais j’ai toujours le trac avant de venir. Et puis dès que j’arrive, pouf ! C’est comme si j’avais bu trois cafés d’un coup ! » Elle éclate de rire, un son cristallin qui se mêle à la mélodie ambiante, sa joie contagieuse. Sam Smith entonne alors « Stay With Me », et Géraldine se met à chanter à tue-tête, « un peu faux », mais avec une frénésie débordante qui fait sourire le public autour. Entre deux refrains, elle me lance, les yeux brillants : « Je l’adore ! Il est beaucoup trop chou… Sa voix me donne des frissons à chaque fois ! En plus, on a le même âge !»


Lucky Love, souriant et torse nu, chante avec passion sur la scène du Paléo Festival 2024. Un éclairage rouge et bleu crée une ambiance électrisante. Il présente un bras gauche amputé.
Dans un intimiste Club Tent, le Français Lucky Love a fait résonner sa meilleure poésie, le mercredi 24 juillet 2024 — © Paléo / Lucie Gertsch
Samia, Paléo'atypique
« Trois-quarts des handicaps sont invisibles et le festival doit y penser… »

La deuxième journée du grand raout de l’été bat son plein, l’effervescence gagnant la plaine de l’Asse alors que le soir approche. C’est dans cette atmosphère vibrante que je rencontre Samia, 21 ans, une jeune femme autiste au regard perçant et à l’attitude déterminée. « Je n’ai jamais vraiment compris l’engouement pour ce genre d’événement », lance-t-elle d’emblée, sur un ton franc. « Mais cette année, la présence de Lucky Love au Club Tent a piqué ma curiosité. » Elle marque une pause, cherchant ses mots. « En tant que personne handicapée, je trouve rarement des artistes auxquels m’identifier. Lucky Love, avec son agénésie [il est né sans bras gauche, ndlr.], incarne une forme de représentation que l’industrie néglige trop souvent. »

Samia poursuit, son vocabulaire soutenu contrastant avec le pragmatisme de ses propos : « Le Paléo semble faire des efforts en matière d’accessibilité, c’est indéniable, je l’ai vu. Mais il y a un angle mort, pour moi : les handicaps invisibles. » Elle fronce les sourcils, formulant une critique constructive. « Plus des trois quarts des personnes en situation de handicap ont des difficultés non apparentes. Le festival gagnerait à explorer cette dimension pour vraiment être inclusif. Car, hormis des rampes et des logos de fauteuil roulant, je n’ai rien remarqué. »


Olivia Ruiz, vêtue d'une veste bleue, chante avec passion sur scène au Paléo Festival 2024. Un musicien au clavier l'accompagne sous les projecteurs.
Sous une chaleur étouffante, Olivia Ruiz est venue faire fondre le public de la Grande Scène, le vendredi 26 juillet 2024 — © Paléo / Anne Colliard
Rohan, le silence en scène
« La musique n’a pas besoin d’oreilles. »

Rohan, 28 ans, est le genre de gaillard qui fait mentir les idées reçues les plus solides. Sourd de naissance, ce festivalier déambule dans les allées du Paléo, scrutant les lèvres des unes, des uns et des autres. « Un sourd dans un festival de musique ? Absurde ! », diront certaines personnes. Et on pourrait l’entendre. Pourtant, le voilà qui entame sa deuxième édition, bien décidé à prouver le contraire.

Cette année, Olivia Ruiz se produit sur la Grande Scène. Pour Rohan, peu importe que ce ne soit pas sa tasse de thé. L’essentiel est ailleurs : le concert est intégralement traduit en langue des signes française (LSF), en « chansigne ». En 2016 déjà, Paléo tentait la prouesse durant le concert de Louane. Puis, silence radio pour la LSF, jusqu’à son retour l'an dernier, en 2023, avec le Belge Pierre de Maere. Un succès. Ainsi, et sans traîner des pieds, le festival s’est décidé à remettre définitivement le couvert pour la Femme chocolat. Sur la Grande Scène, à la gauche de la chanteuse, le collectif français 10 doigts en cavale transforme ses paroles en une chorégraphie expressive, un ballet de mains, d’expressions et de corps que Rohan suit avec un naturel évident.


Marina Satti et ses choristes sur scène au Paléo Festival Nyon 2024. Les trois chanteuses interprètent avec passion, chacune tenant un micro. Marina Satti, au centre, porte une robe argentée et chante les yeux fermés, exprimant une intense émotion. Les choristes de chaque côté contribuent à l'harmonie vocale, créant une performance captivante sous des lumières violettes et bleues.
Après une 11e place à l'Eurovision, la Grecque Marina Satti (au centre) est venue distiller sa pop urbaine sur les planches du Dôme, le jeudi 25 juillet 2024 — © Paléo / Nicolas Patault
Fred, roule pour la musique
« Paléo, c’est l’occasion de normaliser notre existence devant 250 000 personnes. »

Fred débarque au Paléo comme un vieux briscard. 63 printemps au compteur, dont la moitié passée à écumer le festival. Son fauteuil roulant ? Une extension de lui-même, fruit des « ravages des premières pilules contraceptives », comme il balance, pince-sans-rire. Né avec un pied mal foutu, il slalome entre les foules avec l’aisance d’un pilote de F1 dans un grand évènement musical.

La nuit est tombée sur l’Asse. Fred, lui, s’enfonce dans les entrailles du festival. Direction le Dôme. C’est là qu’il traque les pépites musicales, loin du vacarme des grandes scènes. Ce soir, c’est Marina Satti qui l’a scotché. « Un kaléidoscope sonore », qu’il dit, encore sous le charme de la Grecque à la pop qui claque. Mais le mélomane a aussi l’œil du militant. « L’accessibilité, ici, ça progresse », concède-t-il, après 30 et quelques Paléo. Avant de dégainer : « Mais faut pas déconner, y’a encore du boulot ».


🎙️
Du côté de Paléo…
Amandine Massy, cheffe de projets « Accueil et Sécurité »

🧑🏽‍🦱 Malick Reinhard : Paléo se veut être un festival exemplaire en matière d’accessibilité. Qu’est-ce que ça représente, concrètement ?
🧑🏻‍🦰 Amandine Massy : Ça représente beaucoup de choses. Aujourd’hui, nous proposons un parking réservé, des entrées dédiées, des plateformes accessibles devant chaque scène. On a également un lieu sur le terrain qui s'appelle l'entr'Acte. C'est un lieu de repos, possiblement de soins, pour les gens qui auraient envie de s'extraire un petit peu de la foule et d'avoir un espace calme.

Et en termes de ressources humaines, comment ça se passe ?
On a des équipes dédiées qui peuvent donner des coups de main à des lieux stratégiques, ou qui se mettent — notamment en cas de pluie — à disposition des personnes qui auraient besoin d'un petit coup de main à un endroit ou à un autre, notamment au parking.

Mais, alors, comment est-ce que tu évalues l’impact de vos initiatives d'accessibilité sur l'expérience globale du festival ?
C'est difficile de le quantifier. On ne sait pas forcément combien de personnes ça va toucher, mais on se dit que c'est important de le faire. Cette année, nous avons accueilli 1012 personnes accompagnantes, donc au moins autant de personnes en situation de handicap.

Et quel est ton prochain but en matière d’accessibilité ?
Ce que j'aimerais bien, c'est qu'on arrive à créer une espèce de commission, avec des personnes directement concernées. Elles pourraient donner leurs retours et travailler directement sur l’amélioration de l’expérience.

Amandine, merci. Et bon repos !

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