Les handicapés du pétrole

Conférences et contrats à six zéros. Pendant que certains bâtissent des empires en monnayant leur handicap à prix d’or, la majorité compte ses sous. Malick Reinhard décortique ce système où votre histoire ne vaut quelque chose que si elle peut inspirer quelques « valides » en mal de motivation.

Les handicapés du pétrole
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Il est tard, mes yeux piquent, et la lumière bleue de l'écran projette des ombres spectrales sur les murs du salon. Je scrolle. Encore et encore. C'est une activité hypnotique, presque anesthésiante, jusqu'à ce que je tombe sur ce chiffre qui me fait l'effet d'un coup de jus dans la nuit.

Une notification, une brève, ou peut-être une facture qui traîne sur un bureau virtuel à l'autre bout du monde. Nick Vujicic, célèbre conférencier et prédicateur australien né sans bras ni jambes, facturerait entre 50 000 et 75 000 dollars (entre 39 700 et 60 000 CHF / entre 42 000 et 64 000 euros) pour une seule intervention sur sa situation de handicap. Il n'a alors qu’une seule mission : raconter son quotidien, sa normalité singulière. Pas trop complexe, non ?

Je marque ainsi une pause, suspendu au-dessus de mon smartphone. Je baisse les yeux vers mon propre fauteuil roulant électrique. Je jauge mes six roues, mon « expertise du quotidien », mes galères administratives et mes dossiers médicaux empilés. Et je ne peux m’empêcher de me demander : suis-je assis, là, sur une mine d’or sans le savoir ?

Un homme souriant, portant une tenue traditionnelle du Golfe et des lunettes de soleil, est assis dans un fauteuil roulant électrique au premier plan d’un paysage désertique, avec une pompe à pétrole industrielle derrière lui portant l’inscription « EMIRATES OIL FIELDS ». Dans le coin inférieur gauche de l’image figure le texte « Ceci est une parodie. ».
Gemini (Nano Banana) : "An elderly, smiling sheikh wearing traditional Gulf attire and sunglasses, seated in an electric wheelchair in a desert in front of an industrial oil pump with a sign reading 'EMIRATES OIL FIELDS', discreet text 'This is a parody' at the bottom of the image, photorealistic style."

📦 Le mirage du grand bazar

Bienvenue dans le grand bazar du « Disability Business ». Un monde étrange où la « différence », ce fardeau social que l’on nous demande habituellement de traîner comme un boulet, se métamorphose soudain en actif boursier. Ici, on ne demande plus l’aumône ; on envoie des devis. Mais avant de vous imaginer que nous roulons toutes et tous sur l’or — au sens propre comme au figuré —, laissez-moi vous ramener brutalement sur le plancher des vaches.

Car, il faut crever l’abcès tout de suite, avant que les fantasmes s’emballent : l’immense majorité de mes « consœurs et frères » en situation de handicap ne vit pas dans un clip de rap californien ou l’épilogue d’un GTA. La réalité, c’est la statistique froide de l’Office fédéral de la statistique (OFS). En Suisse, 16 % des personnes handicapées vivent sous la menace du seuil de pauvreté, contre 10 % pour le reste de la population. Si votre handicap vous limite fortement, ce risque grimpe à 26 %.

En Europe, le constat est le même, voire pire. Selon Eurostat, près de 29 % des personnes limitées sont à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. La vérité du terrain, ce n’est pas le contrat de sponsoring avec Nike. C’est le renoncement aux soins dentaires, la dépendance humiliante aux prestations complémentaires, et cette angoisse sourde de la fin du mois qui arrive le 10.

Mon handicap nous coûtera 12,5 millions
12,5 millions. C’est ce que coûtera le handicap de Malick Reinhard à la collectivité. Et ce n’est là que la partie remboursée par les assurances. Pour le reste, c’est son portefeuille qui trinque. Récit d’une réalité où être handicapé est un véritable investissement.

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💜 Une charité supplantée

Alors, d'où sortent ces millions ? La réponse tient en trois lettres qui n'ont rien de sentimental : ROI (Return on Investment — le retour sur investissement). Le capitalisme a horreur du vide, et il a réalisé qu’il ignorait une clientèle gigantesque. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) parle de 1,3 milliard de personnes en situation de handicap à travers le monde.

Des cabinets d’analyse avancent même que le « Purple Pound » — le pouvoir d’achat des personnes handicapées et de leurs proches — pèserait des trillions de dollars chaque année. Ce n’est donc plus de la charité, c’est de la conquête d’un marché.

🤔
Ça veut dire quoi, le « Purple Pound » ?
Le « Purple Pound » (la livre pourpre) est un terme économique, apparu en 2012, qui désigne le pouvoir d’achat sous-estimé des personnes en situation de handicap et de leurs foyers. Originaire du Royaume-Uni, ce concept est utilisé pour quantifier le manque à gagner que représente l’inaccessibilité pour les entreprises et pour souligner le potentiel économique de ce segment de consommatrices et consommateurs.

C'est là qu'entre en scène une élite restreinte, celle qui a réussi l'alchimie moderne : transformer le stigmate en marque déposée. Sur YouTube, Molly Burke, jeune femme désormais aveugle, ne se contente pas de raconter sa vie dans une autre réalité sensorielle. Elle a bâti un empire lifestyle. Avec près de 2 millions d’abonnés, ses partenariats peuvent transformer une simple vidéo en un chèque estimé par les spécialistes du marketing d’influence à 50 000 dollars (39 700 CHF / 42 000 euros). Elle est la preuve vivante que l’on peut être handicapée et « bankable », pour peu que l’on rentre dans les codes de l’algorithme.

Molly Burke, devenue aveugle, a bâti un empire lifestyle sur YouTube. Avec près de 2 millions d'abonnés, ses partenariats peuvent transformer une simple vidéo en un chèque de 50 000 dollars.

😏 Une cynique inspiration

C’est le triomphe de ce que feue l’activiste australienne Stella Young appelait l’« Inspiration Porn ». On vend du frisson motivationnel aux « valides ». En peu de mots : « Regardez, il n’a pas de jambes et il traverse la Manche, quelle est votre piètre excuse pour ne pas finir votre PowerPoint ? » C’est cynique, mais ça paye. Cher. Très cher. Sauf que, dès qu’on s’éloigne des projecteurs, l’odeur de l’argent devient plus âcre.

Il y a d’abord cette « professionnalisation du vécu » qui laisse un goût amer. On invite des personnes handicapées dans des comités pour « sensibiliser », mais sans jamais partager le pouvoir. En France, Selma B.*, témoin et ancienne actrice critique de cette mécanique que je croise au détour de mes recherches, résume l’arnaque : « L’expérience vécue est "marchandisée", contrôlée et parfois même instrumentalisée. C’est de l’exploitation : on demande aux gens handicapés de partager des histoires douloureuses sans leur donner de pouvoir réel. Juste pour faire pleurnicher. » On est payé en visibilité et en café tiède, pendant que le consultant sans handicap identifié encaisse la facture.

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Je repense aussi à William Rich, ce vétéran américain qui a simulé une paralysie pendant dix ans pour s’acheter une BMW avec l’argent des aides. Je repense aux réseaux de mendicité forcée qui font la manche sur le dos d’enfants mutilés. L’argent n’a pas d’odeur, paraît-il, mais dans le business du handicap, il a parfois celle de la sueur froide et de la dignité bradée.

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🧮 L’impitoyable équation d’une inclusion

Nous sommes face à une inclusion à deux vitesses : celle qui rapporte, glamour et héroïque, que l’on affiche en 4 × 3 ; et celle qui coûte, sale et complexe, que l’on cache sous le tapis. Le message, résultat de cette handicapante équation, semble alors plutôt clair : votre différence est célébrée à une seule condition ; qu’elle soit rentable, qu’elle soit inspirante sur LinkedIn ou virale sur TikTok.

Je baisse à nouveau les yeux vers mon fauteuil. J’ai beau le scruter sous toutes les coutures, tapoter l’accoudoir, vérifier les jointures : rien à faire. C’est toujours de l’aluminium et du caoutchouc. Pas la moindre pépite en vue. Je ne suis décidément pas sur une mine d'or ; juste assis sur mon bienheureux derrière, en attendant mon prochain salaire.

Contactés à plusieurs reprises, ni Nick Vujicic ni Molly Burke n’ont donné suite à mes sollicitations.

*Nom d'emprunt.


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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