L’argent n’a pas douleur

Comment devient-on un « privilégié » du handicap ? Faut-il être un « ancien valide » ? Malick Reinhard interroge Nicolas B., indemnisé 870 000 euros par le chauffard qui l’a renversé. Ce qu’il dénonce : un système où seuls les handicaps « par accident » ouvrent droit à une véritable considération.

L’argent n’a pas douleur
© Mondame Productions

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Je plonge dans l’univers paradoxal de Nicolas B.*, ingénieur devenu tétraplégique après un accident causé par un chauffard ivre. Son témoignage, volontairement anonyme, révèle une réalité méconnue : celle d’un système d’indemnisation qui crée des inégalités profondes entre personnes handicapées.

870 000 euros (environ 815 000 francs suisses). C’est le montant que « valent » ses jambes fauchées selon la justice. Une somme qui fait de lui un « privilégié du handicap », capable de s’offrir des auxiliaires de vie 24 h/24, tandis que d’autres, nés avec un handicap ou victimes d’accidents sans responsable identifié, peinent à obtenir quelques heures d’aide hebdomadaires.

Cette situation révèle les contradictions de notre société : pourquoi seuls les handicaps « par accident » avec un coupable désigné donnent-ils droit à une compensation substantielle ? Nicolas questionne cette logique où être « ancien valide » semble conférer plus de valeur qu’être « né comme ça ».

Au-delà des chiffres, son récit dévoile l’isolement psychologique que génère cette indemnisation. Assigné au rôle de « personne handicapée qui n’a pas le droit de se plaindre », il navigue entre culpabilité et angoisse de voir son « capital-vie » s’épuiser.

Son témoignage interroge nos représentations du handicap et révèle l’urgence de repenser un système qui, paradoxalement, discrimine ceux qu’il prétend protéger.

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870 000 euros. 815 000 francs suisses. C’est, tarif justice, ce que « valent » deux jambes fauchées, il y a six ans, un soir d’automne, par un chauffard ivre, au téléphone, en pleine conversion au célibat monastique. Pour Nicolas B.*, ce fut moins une consolation qu’un ticket d’entrée pour l’Absurdie : un monde où l’on est à la fois victime et, paradoxalement, nanti. Une somme qui, loin de panser les plaies, en a ouvert de nouvelles, plus insidieuses.

Car, dans la grande tombola de la vie, tous les handicaps ne se monnayent pas au même cours. Un « bon » accident, avec un responsable clairement identifié et une assurance qui casque, peut vous transformer en « privilégié », vous assurant, parfois, une sécurité matérielle et professionnelle que d’autres, « nés comme ça » ou dont la situation de handicap est apparue sans coupable désigné, ne connaîtront jamais.

Faut-il être un « ancien valide » pour être un « meilleur handicapé » ? C’est cette réalité d’un « handicap à deux vitesses », où la « chance » d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, face à la bonne personne, décide de votre avenir, que Nicolas, ingénieur à la vie profondément redessinée, a accepté de décortiquer. À une condition : l’anonymat le plus complet, pour que le scalpel porte sur les plaies du système, pas sur les siennes.

Homme à la peau blanche allongé dans un lit d'hôpital blanc, légèrement assis, yeux fermés, portant une blouse d'hôpital blanche. Nombreux billets de banque verts flottent dans l'air dans toute la chambre. Chambre avec murs beiges, fenêtre donnant sur des bâtiments, plante verte près de la fenêtre, moniteur médical au mur.
Midjourney : "A man unconscious in a modern hospital bed, daylight streaming through the window, with dollar bills floating in the air around him, digital art"

🧑🏽‍🦱 Malick Reinhard : Nicolas, merci d'accepter cette interview. Vous avez accepté de témoigner sur votre situation, mais uniquement à condition de garder un strict anonymat. Vous seriez d'accord d'expliquer les raisons de ce choix ?
👤 Nicolas B.* :
 C’est… c’est compliqué. L'anonymat me protège d'un paradoxe que notre société ne sait pas gérer : comment peut-on être à la fois victime et privilégié ? Mon histoire révèle les incohérences de notre système d'indemnisation, mais aussi nos représentations du handicap et de l'argent. Si je révélais mon identité, le débat se cristalliserait sur ma personne plutôt que sur ces questions de fond.

Ces « questions de fond », qu’elles sont-elles pour vous ?
D’abord, pourquoi mon handicap m’a-t-il permis de toucher 870 000 euros d’indemnités après mon accident [environ 815 500 francs suisses, ndlr.], tandis que celui de mon voisin de chambre, à la clinique, né comme ça, lui permet à peine de percevoir 900 euros par mois [environ 845 francs suisses, ndlr.] ? On dirait que seuls les handicaps « par accident » valent quelque chose. Comme si être né différent, c’était moins grave que le devenir — parce que nous, on est des « anciens valides », donc on vaudraient mieux que les autres personnes handicapées.

C’est plus facile de faire payer les assurances que les contribuables. Sauf que cela crée une injustice énorme entre nous. Et les personnes sans handicap ignorent totalement cette réalité. — Nicolas B.

Attendez, attendez… Toutes les personnes devenues handicapées à la suite d’un accident ne touchent pas une indemnité. Dans votre cas, vous vous êtes quand même fait trancher les deux jambes par une personne qui ne respectait pas la loi — ça ne dépend pas de vous. Handicap ou pas, vous avez quand même été lésé, non ?
Vous avez raison. Le type qui m’a foncé dessus était ivre et au téléphone, en train de rompre avec sa copine — c’était peut-être mieux pour elle ! [Rires] Il a profondément modifié ma vie par négligence. C’est normal qu’il paie. Mais cela montre bien l’absurdité : si je m’étais pris un arbre tout seul en conduisant, j’aurais eu le même handicap, les mêmes besoins… mais zéro indemnisation. Mes jambes coupées « vaudraient » moins parce que c’est moi qui aurais merdé. Et puis, il y a tous les autres cas : l’accident du travail où l’employeur n’est pas responsable, l’erreur médicale qu’on n’arrive pas à prouver… Tous ces gens ont le même handicap que moi — parfois même plus de changements dans leur vie —, mais pas la même chance d’avoir un coupable précis en face. Résultat : on a des personnes handicapées à deux vitesses. Les « chanceux » comme moi, qui peuvent se payer des auxiliaires de vie 24 h/24, sans même en avoir tout le temps besoin ; et les autres, qui attendent des mois pour avoir deux heures d’aide par semaine, alors qu’ils ont un besoin bien supérieur. Je culpabilise de tout ça…

Mon handicap nous coûtera 12,5 millions
12,5 millions. C’est ce que coûtera le handicap de Malick Reinhard à la collectivité. Et ce n’est là que la partie remboursée par les assurances. Pour le reste, c’est son portefeuille qui trinque. Récit d’une réalité où être handicapé est un véritable investissement.

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On ne peut pas quand même indemniser tout le monde comme si c'était un accident... Ça parait moyennement viable comme projet (?).
Et pourquoi pas ? Au fond, c’est une question de choix de société. On pourrait très bien décider que tous les handicaps donnent droit aux mêmes compensations, quelle que soit leur origine — car on est tous lésé, tous les jours, à cause de la façon dont la société a été pensée sans la composante du handicap. Donc, finalement, on est tous victimes de ces manques d’accessibilité. Regardez : quand vous avez un problème, la Sécu' [La Sécurité sociale est le système de protection sociale publique en France, ndlr] vous soigne de la même manière, que ce soit un cancer ou une jambe cassée en faisant du ski. On ne vous demande pas si c’est de votre faute. Pour le handicap, on pourrait faire pareil. Mais cela coûterait cher, c’est sûr. Et, politiquement, c’est plus facile de faire payer les assurances que les contribuables. Sauf que cela crée cette injustice énorme entre nous. Et les personnes sans handicap ignorent totalement cette réalité.

Votre histoire interroge finalement notre rapport collectif au handicap et à l'argent…
Exactement. Mon cas révèle les contradictions de notre système. Nous pensons que l'argent compense tout, nous peinons à concevoir des situations complexes qui échappent à nos catégories habituelles. Mon histoire, c'est celle d'une société qui ne sait pas gérer la nuance.

D’ailleurs, comment cette indemnisation de 870 000 euros a-t-elle été estimée ? Dans la nuance, ou pas tellement ?
Le tribunal a disséqué ma vie : mes revenus d’ingénieur informatique projetés sur quarante ans, mes capacités reproductives altérées, mes loisirs perdus, la moto… Chaque aspect de mon existence a été quantifié. C’est à la fois rassurant — mes besoins sont couverts — et déshumanisant.

🧮 Comment sont calculés les montants des indemnisations après un accident ?

🇨🇭 En Suisse, la SUVA a recensé, en 2023, 495 000 accidents et maladies professionnelles ; pour une lésion médullaire, l’Association suisse des paraplégiques verse jusqu’à 250 000 francs (environ 265 000 euros) et la loi bloque l’indemnité d’atteinte à l’intégrité à 148 200 francs (environ 158 000 euros), avant de servir au mieux 80 % du salaire en rente.

🇫🇷 En France, le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO) a indemnisé, en 2023, 7 687 victimes de conducteurs pour 140 millions d’euros (environ 131 millions de francs suisses), tandis que le référentiel Mornet chiffre une double amputation entre 600 000 et un million d’euros (entre 560 000 et 930 000 francs suisses) ; sommes qu’un magistrat n’est jamais tenu d’appliquer — c’est un repère, pas un barème obligatoire.

🇧🇪 En Belgique, le Fonds commun de garantie a traité, en 2021, 6 267 sinistres liés à des accidents de la route ; ici, pas de chèque XXL : l’Agence fédérale des risques professionnels (FEDRIS) convertit la blessure en rente viagère au pourcentage près du salaire assuré : 75 % de revenu pour une incapacité de 75 %, et jusqu’à 100 % (plafonnée) quand la lésion est totale.

Nicolas, cette « déshumanisation », elle s’exprime comment dans votre quotidien ?
Dans les non-dits. [Il réfléchit] Quand mes collègues évitent de mentionner leurs difficultés financières devant moi. Quand ma famille et mes amis considèrent que mes problèmes sont « résolus ». Quand, dans les associations, on me regarde comme un nanti. L’indemnisation m’a donné une sécurité matérielle, mais elle m’a aussi assigné un rôle : celui de la personne handicapée qui n’a pas le droit de se plaindre.

Donc, finalement, vous regrettez d’avoir gagné ce procès ?
Non ! Cet argent, c’est ma survie. Mais je regrette que cela me coupe des autres, que cela fasse de moi un « privilégié » du handicap.

Comment vous gérez cette situation, psychologiquement ?
Avec difficulté. J’ai consulté plusieurs psychologues. Le premier m’a dit : « Au moins, vous n’avez pas de soucis d’argent. » Même les professionnels de la santé mentale peinent à concevoir qu’argent et souffrance puissent coexister. J’ai enfin trouvé une thérapeute qui comprend mieux, mais le travail est long.

Avant, j’étais dans la solidarité naturelle. Maintenant, je me tais. C’est comme si l’argent avait créé une bulle autour de moi. — Nicolas B.

Ce confort financier, est-ce qu’il a changé votre rapport à vous-même ?
Complètement. Avant, j’étais dans la solidarité naturelle : on se plaignait ensemble du boulot, des fins de mois difficiles… Maintenant, je me tais. Mes amis hésitent à me proposer des sorties « trop chères », alors que j’adorerais qu’ils oublient ma situation financière. Et moi, j’ose moins dire quand je vais mal, de peur qu’on me réponde : « Mais tu as les moyens de te soigner ! » C’est comme si l’argent avait créé une bulle autour de moi.

Est-ce que vous vous plaignez, Nicolas ?
[Long silence] Peut-être… Mais j’ai le droit, non ? D’être riche ET malheureux ? D’avoir 870 000 euros ET de souffrir ? Ou alors, il faut choisir ?

TELEPHONE – Argent trop cher

C’est à vous de me le dire… Vous avez probablement raison : dans une certaine mesure, on devrait pouvoir formuler une difficulté sans avoir à justifier un avantage. Mais, finalement, comment vous projetez-vous dans l’avenir, avec cette situation ?
C’est le plus dur. Cet argent est censé couvrir quarante ans de vie. Mais comment planifier une existence entière avec une somme fixe ? Et si je vis plus longtemps ? Et si mes besoins évoluent ? Cette sécurité apparente cache une angoisse permanente : celle d’épuiser mon capital-vie. Ça me torture.

Alors, qu’est-ce que l’on peut vous souhaiter ?
[Il sourit, amèrement] Qu’on arrête de me souhaiter quoi que ce soit, en fait, justement. Que les gens comprennent qu’on peut avoir de l’argent et rester fragile. Que cette indemnisation ne me guérit pas ; elle me permet juste de vivre avec les entraves sociales dans de meilleures conditions. Sans oublier une dernière chose — la plus importante : que les gens arrêtent de penser que je suis un « meilleur handicapé », ou « moins différent qu’eux », tout ça parce que je suis un ancien « valide ». Pour moi, comme pour les personnes handicapées de naissance. Car il n’y a pas, d’un côté, les « normaux » et, de l’autre, les « handicapés » ; c’est une construction sociale, pas un fait avéré. Moi aussi, demain, je peux décider que toutes les personnes qui ne sont pas exactement comme moi — blondes, minces, noires, rousses, un peu trop grandes, ou que sais-je — sont moins valables. Et alors là, il y en aura des handicapés… à tous les coins de rue !

Nicolas, merci.

*Nom d'emprunt.


Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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