Gestation pour handi'
La Fête des Mères nous rappelle le parcours normé de la maternité. Mais quand le handicap s'invite, ce chemin se hérisse d'obstacles invisibles. Sushina Lagouje, à qui l'on avait prédit l'impossibilité d'enfanter, raconte dans « Une grossesse ordinaire » comment elle a défié les pronostics médicaux.

Dimanche, en Suisse, le calendrier nous rappellera, avec une délicatesse de pachyderme, que c’est la Fête des Mères. Ce jour béni où l’amour maternel se métamorphose en un étrange ballet d’hommages maladroits : colliers de pâtes réchauffés, vestiges culinaires d’une créativité enfantine ; bouquets condamnés à une agonie lente et certaine, aussi éphémères que la gloire d’un vainqueur de télé-réalité ; chocolats au raffinement douteux, dignes d’une publicité pour un shampoing antipelliculaire vantant les mérites du tussilage. Sans oublier, bien sûr, les dessins, chefs-d’œuvre oscillant entre l’abstraction déconcertante d’un Picasso sous acide et la surréalité décalée d’un Magritte sous Prozac — un vibrant « Ceci n’est pas un chef-d’œuvre », clamé à pleins crayons de couleur. Et Maman, soudainement, n’aura jamais été aussi belle.
Mais derrière cette mascarade de tendresse mièvre, la maternité, dans sa version standard, relève déjà du parcours du combattant. Alors, imaginez un peu le tableau quand on a l’audace d’y ajouter un handicap. Là, on ne parle plus de défi, mais d’une véritable épopée homérique, une course d’obstacles jonchée de préjugés tenaces, aussi difficiles à déloger qu’une tache de vin rouge sur une nappe immaculée, ou qu’un vieux flacon de Lancôme, relégué au fin fond d’un tiroir et dont on se demande encore si on l’a reçu l’année dernière… ou celle d’avant ?

🩺 Une sentence clinique
Car devenir mère, quand votre corps se joue des conventions terrestres, quand la faiblesse musculaire est la plus forte, c’est naviguer à vue dans un océan d’incertitudes, slalomer entre les regards en biais, les chuchotements venimeux, les silences assourdissants. C’est aussi affronter un parcours médical semé d’embûches, où le handicap finit par phagocyter toute identité, où la femme s’efface derrière l’étiquette réductrice de « cas clinique ». Un chemin de croix, pavé de murs invisibles, à escalader à mains nues, lentement, douloureusement, mais toujours avec la fierté butée des combats intimes.

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Sushina Lagouje*, elle, en sait quelque chose. À peine âgée de neuf ans, dans l’atmosphère aseptisée d’un hôpital universitaire, elle entend cette sentence prononcée à la troisième personne, comme si elle était une entité désincarnée, un simple objet d’étude offert en pâture à un aréopage médical : « De toute façon, elle n’aura jamais d’enfant. » Un couperet qui tombe, sans appel, asséné avec la froideur clinique du savoir médical. Elle reçoit cette prédiction comme on encaisse un uppercut en plein plexus. Elle l’intègre, la digère, se l’approprie, jusqu’à se convaincre que cette stérilité annoncée est en réalité un choix délibéré de sa part. Pendant des années, elle vit ainsi, presque en paix avec cette certitude imposée. Jusqu’à ce qu’un jour, une faille s’ouvre dans cette armure, laissant filtrer la lumière crue d’un désir impérieux, presque obsessionnel : donner la vie, envers et contre tout.
Commence alors un chemin de croix pavé d’espoirs brisés et de douleurs lancinantes. Chaque grossesse se solde par une fausse couche, chaque échec creusant un peu plus les cicatrices invisibles. Elle endure les examens invasifs, les commentaires désinvoltes, les diagnostics péremptoires, la douleur, à la fois physique et morale. Elle se heurte à un système médical myope, incapable de voir au-delà des limitations de son corps et de son fauteuil roulant. Mais Sushina, têtue comme une mule, défie cette médecine sceptique, sa myopathie en étendard, portée par une conviction inébranlable : elle aura cet enfant, coûte que coûte. Cette histoire, elle la raconte d’ailleurs dans un livre intitulé « Une grossesse ordinaire » (éd. Double Ponctuation).
🫥 Une grossesse invisible
Un jour, enfin, l’espoir tient bon. Son corps devient terre d’accueil pour cette vie longtemps désirée. Elle attend alors, naïvement, un signe de reconnaissance simple, banal : ce sourire bienveillant de ces personnes inconnues, ces félicitations spontanées offertes aux femmes enceintes dans la rue. Mais même cette joie simple lui est refusée. À sept mois, son ventre évident demeure invisible. Les quidams ne voient qu’une « grosse handicapée ». Pas de miracle ordinaire, juste le silence glaçant d’une société qui ne sait pas encore lire la maternité autrement qu’à travers le prisme de la norme, « sa » norme.

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Pour Sushina et son mari, la naissance de sa fille est une victoire éclatante sur tous ces obstacles. Mais les épreuves ne s’arrêtent pas là. Être mère en situation de handicap fichtrement visible, c’est aussi affronter chaque jour le soupçon automatique. Chaque geste de sa fille est interprété comme la preuve d’un malaise : trop vive, elle serait perturbée ; trop calme, forcément traumatisée. « Parce que je suis handicapée, on cherche forcément un problème chez ma fille », observe-t-elle avec cette ironie douce-amère qui cache à peine son accablement.
Le validisme ordinaire frappe encore, cette fois porté par certains médecins. « En France, des médecins disent encore aux femmes handicapées enceintes qu’elles devraient abandonner. C’est brutal, mais banal », dénonce-t-elle avec tristesse. Elle, heureusement, trouve un obstétricien rare, de ceux qui regardent au-delà des apparences, qui accompagnent et soutiennent. Une rencontre décisive, presque miraculeuse, dans un univers médical souvent hostile.
Le validisme, ou capacitisme, se caractérise par un système de valeurs oppressif faisant de la personne « valide », sans handicap, la norme sociale. Ainsi, le handicap est perçu comme une erreur, un manque ou un échec et non comme une conséquence des événements de la vie ou de la diversité au sein de l’humanité. Le validisme est actuellement une croyance dominante dans nos sociétés. En savoir plus
Pour la première fois, j’ai eu confiance en mon corps. J’ai découvert une force que je ne soupçonnais pas. — Sushina Lagouje
💪 Se réaproprier ses forces
Mais au cœur même des difficultés, Sushina découvre une force inattendue. Cette maternité improbable devient un acte de réappropriation puissant. « Pour la première fois, j’ai eu confiance en mon corps. J’ai découvert une force que je ne soupçonnais pas », observe la professeure de français en lycée, avec la sérénité de celle qui a trouvé son chemin à travers les épreuves.
Alors voilà, ce 11 mai prochain, quand on se retrouvera entourés de roses excessivement parfumées et de cartes maladroites pleines de bonnes intentions, on pourra se souvenir que, derrière chaque dessin vaguement surréaliste, il y a des personnes comme Sushina Lagouje. Des personnes qui, contre tous les diagnostics et les préjugés, dessinent elles-mêmes la réalité d’une maternité libre et fière. Parce qu’au fond, c’est bien cela, la maternité : réinventer sans cesse la vie, quitte à transformer, même réchauffé, un collier de pâtes en véritable collier de perles.
*Pseudonyme, nom d'autrice.
Sushina Lagouje publie « Une grossesse ordinaire », aux éditions Double Ponctuation.
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