Éduc’à tort

Entre Birkenstock et normalisation à l’extrême, Malick Reinhard se penche sur ces drôles de créatures que sont les éducateurs spécialisés. Une relation complexe, faite de jeux de pouvoir et d’une quête d’autonomie farouchement défendue.

Éduc’à tort
© Mondame Productions
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⏱️ Pour faire court
  • Les éducateurs spécialisés, bien qu'animés de bonnes intentions, peuvent parfois adopter une approche trop protectrice et normative, risquant d'étouffer l'individualité et les aspirations des personnes accompagnées.
  • L'excès de procédures, l'infantilisation et le découragement face aux projets ambitieux peuvent paradoxalement amplifier le handicap existant plutôt que de favoriser l'autonomie et l'épanouissement.
  • Malgré leurs défauts, les interactions avec les éducateurs peuvent involontairement stimuler le développement de l'autonomie et de l'esprit critique chez les personnes accompagnées, en les poussant à remettre en question les concepts établis.

Les éducatrices et les éducateurs. Ils étaient partout. Une véritable infestation. On aurait dit des fourmis, s’activant autour de nous avec une sollicitude aussi étouffante qu’inutile. Leur mission ? Nous modeler, nous « normaliser », nous transformer en petits soldats bien disciplinés et parfaitement adaptés à une société qui, de toute façon, ne nous attendait pas — nous, personnes handicapées.

Les éducatrices et les éducateurs nous scrutaient, de leurs yeux ronds, décryptant nos moindres gestes, analysant nos paroles les plus insignifiantes ; tout ça, avec une application effarante de psychopédagogues en puissance. Chaque mot, chaque silence, chaque regard devenait la symptomatique incontestable d’un trouble psychique profond, issu très probablement du traumatisme vécu par le divorce de mes parents encore mariés.

Dessin comics humoristique d'un chat noir à lunettes fixant une souris grise. La souris sort d'une boîte et dit "Tu perds ton ton temps". Ambiance sombre.
Midjourney : "cat with glasses watching a mouse that says "tu perds ton temps" in a bubble and taunts him, in the style of a web comic"

❤️‍🩹 «Je t’aime… moi non plus»

Bref, dans mon histoire, « les éducs », ce sont elles et eux, les méchants. Mais des méchants que j’aime quand même vachement bien. Il y avait Isabelle, bien sûr, mais aussi Rachid, Catherine, Alexandra, Nathalie, Christelle, Vincent, Alicia, Jean-Marc… avec les autres que j’oublie — pardonnez-moi. J’ai fait toute ma scolarité dans une école dite « spécialisée ». Au milieu de mes camarades, en situation de handicap, j’ai rencontré un bon nombre de ces éducatrices et éducateurs. J’en ai compté une quarantaine, en quelque onze années. 

Et, aujourd’hui encore, semblables à une belle pandémie, ils se répandent, dans les villes, dans les campagnes. Une belle bande de vainqueurs, avec qui j’ai adoré jouer à chien et chat, ou chat et souris, durant tant de temps extra-scolaires. Une sorte de « Je t’aime… moi non plus », sans Gainsbourg et sans Birkin — on a dû queuter à reproduire son orgasme, bien trop occupés à se tirer la culotte.

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Pourquoi ? Parce que, d’abord, à 8 ans, difficile de savoir ce que c’est qu’un orgasme. Et puis, aussi (et surtout), parce que, à toujours défendre un modèle bien senti « d’autonomie » toute relative, sans s’en apercevoir, les éducatrices et les éducateurs ont probablement détruit les rêves, les envies et les objectifs de beaucoup de mes camarades. En fait, je crois bien que « mes » éducs n’ont jamais su comprendre que, les rêves, les envies et les objectifs, c’était, avant tout, leur autonomie, à tous mes camarades. Leur moteur. Leur droit !

Un jour, alors que j’allais terminer ma scolarité, Myriam a souhaité me rappeler, bien ancrée dans son rôle de jeune diplômée du social, que mon handicap était « trop lourd » pour espérer vivre, en totale indépendance, à domicile. Consciemment (ou pas ?), elle m’a culpabilisé, en m’expliquant que j’étais tout de même « un peu égoïste » d’imposer ma situation, quotidiennement, à mes proches aidants. Pour Myriam, la suite logique qui appartenait aux élèves de mon acabit, c’était la vie institutionnelle. Et seulement elle.

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🐱 Peculiaris educatoris

Ce que Myriam ne sait pas, c’est que, quelques années avant son avertissement, un petit peu après avoir compris la définition de l’orgasme, j’ai arrêté de considérer les conseils de mes éducatrices et éducateurs. Parce que, finalement, ce que je leur reproche aujourd’hui, c’est de trop avoir cherché à me préserver, à nous préserver. De tout. Ainsi, avec pugnacité, j’ai toujours fui les bonnes mœurs des meilleures écoles sociales qui, plusieurs fois, ont failli m’aseptiser, me rendre fragile à la moindre vaguelette de la vie.

À partir de ce jour, on a commencé à jouer, les éducs et moi. Après rupture de ce contrat de confiance, pourtant précieux — à mon avis —, j’ai observé. Beaucoup. Et, à force de contemplation, j’ai compris comment fonctionne le Peculiaris educatoris, de l’ordre des Socialis operarios. Dans son environnement naturel, généralement des institutions dans les périphéries urbaines, l’éducatrice ou l’éducateur, femelle comme mâle, préfère balayer devant la porte des autres. La sienne lui faisant probablement bien trop peur. Souvent, le Peculiaris educatoris renonce à toute reproduction— il a bien assez à faire avec les progénitures d’autres espèces. Cependant, et pour une raison encore non documentée, il évite toujours son extinction.

Vif, hardi et méthodique, il ne se montre jamais sans Birkenstock et n’hésitera pas, devant ses proies préférées, « les résidents », à user de son savoir. Pour déstabiliser celles et ceux-ci, il osera la question rhétorique. Particulièrement friand de cafés — qu’il est tenu de comptabiliser sur un vieux bloc-notes quadrillé — et habile dans le contact social, l’« éduc' spé » » saura aussi se mettre à la hauteur de « ses » résidentes et résidents, enchaînant blagues graveleuses et jeux d’enfants, entre autres intérêts communs — le Uno, c’est son truc. Mais si l’une de ses proies s’écarte du cadre défini, ni une ni deux, attention, son instinct revient et, animé par sa position supérieure, il fera cesser toutes les festivités d’un brutal « Oh, les jeunes ! ».

🤔 La politique du pourquoi

La seule chose que j’ai trouvée pour casser la systémique du Peculiaris dans son environnement, c’est la remise en question de son comportement. « Pourquoi ? », tel est le mot magique pour repousser l’éducateur dans ses retranchements. On entendait presque résonner, à jouer à Tom & Jerry, les euphoniums drolatiques de la bande-son des dessins animés Warner Bros. « Pourquoi est-ce que l’institution s’obstine à me fixer des “objectifs” que je n’ai pas choisis ? », « Pourquoi est-ce que, lorsque je te confie un secret, sans exception, tu t’empresses d’en parler à tes collègues, qui en feront un rapport qui sera consulté par tous mes intervenants ? », « Myriam, pourquoi est-ce que tu me décourages à faire mes expériences — quitte à me briser quelques fois les dents ? »

Aujourd’hui, vous savez quoi, les éducs, désormais bien loin de moi, eh bien, je les aime bien. Je les trouve presque un peu rigolos à se persuader qu’ils savent, mieux que quiconque, ce qui est bon pour l’autre. Sans même le lui demander véritablement. Une belle façon, peut-être, d’amplifier, à coups de procédures et d’infantilisation, un handicap déjà existant. Une belle façon de faire, qui m’aura appris à rester critique, ou curieux, face aux concepts bien établis.

Et puis, non, la plupart d’entre elles et eux ne sont pas violents. Sans ce paramètre, certainement n’aurais-je jamais pu les titiller avec des « pourquoi » incessants — qu’ils ont fini par essayer d’anticiper. Pas grave, il y en avait toujours un prochain de « pourquoi ». Eh, les éducs ! Peut-être pas de la façon dont vous espériez, certes, vous m’avez malgré tout motivé à développer, puis conserver, mon autonomie. Alors, chien et chat, ou chat et souris, il faut reconnaître que je vous aime (un peu). Vous m’avez tant appris sur une partie de la nature humaine. Bande de truffes.

Version Facile à lire et à comprendre (FALC)

J'ai passé 11 ans dans une école spéciale. C'est une école pour les enfants qui ont un handicap. Dans cette école, il y avait beaucoup d'éducateurs. Les éducateurs sont des adultes qui aident les élèves handicapés. Ils nous accompagnaient tous les jours.

Les éducateurs avaient une mission. Ils voulaient nous aider à être comme tout le monde. Ils pensaient que c'était le mieux pour nous. Pour ça, ils regardaient tout ce qu'on faisait. Ils écoutaient tout ce qu'on disait. Ils analysaient même nos silences et nos regards. Parfois, c'était un peu trop. Je me sentais observé tout le temps.

Au début, je trouvais les éducateurs agaçants. Ils étaient partout, comme des fourmis très actives. Mais avec le temps, j'ai appris à les apprécier. J'ai connu beaucoup d'éducateurs différents. Chacun avait sa façon de travailler. On jouait souvent ensemble pendant les pauses. C'était comme un jeu de chat et de souris.

Maintenant que je suis plus grand, je comprends mieux les choses. Je pense que les éducateurs voulaient trop nous protéger. Ils avaient peur qu'on se fasse mal ou qu'on échoue. Mais en faisant ça, ils ne voyaient pas toujours nos vrais rêves et nos envies. Une fois, une éducatrice m'a même dit que je ne pourrais pas vivre seul à cause de mon handicap. Ça m'a rendu triste et en colère.

J'ai décidé de ne plus écouter tous les conseils des éducateurs. J'ai commencé à réfléchir par moi-même. Quand je n'étais pas d'accord, je posais beaucoup de questions. Je demandais toujours "Pourquoi ?". C'était ma façon de leur montrer que je pouvais penser seul.

Les éducateurs ne sont pas méchants. Ils veulent vraiment nous aider. Mais parfois, ils ne comprennent pas que nous voulons essayer des choses par nous-mêmes. Grâce à eux, j'ai appris à être curieux et à réfléchir par moi-même. Ils m'ont aidé à devenir plus indépendant, même si ce n'était pas leur but au départ.

Aujourd'hui, je suis reconnaissant envers les éducateurs. Mais pas du tout pour la raison qu’ils pensent. Ils m'ont appris beaucoup sur la vie et sur moi-même. Même si je n'étais pas toujours d'accord avec eux, ils m'ont aidé à grandir et à devenir la personne que je suis maintenant.


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