Disabilities royalties

Un épluche-légumes, les SMS, un clavier d’ordinateur : ces inventions, désormais banales, étaient à l’origine conçues spécialement pour les personnes handicapées. Malick Reinhard explore l’« Effet Rampe d’Accès » : là où des solutions imaginées pour une minorité transforment la société.

Disabilities royalties
© Mondame Productions

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Non, la télécommande n’a pas été inventée pour les personnes handicapées. Cette légende urbaine masque pourtant une réalité bien plus fascinante : l’« Effet Rampe d’Accès », théorisé par l’avocate Angela Glover Blackwell, qui démontre comment des solutions pensées pour une minorité en situation de handicap finissent par révolutionner la vie de toutes et tous.

L’épluche-légumes OXO Good Grips naît de l’arthrite de Betsey Farber dans les années 1990. Son mari, Sam, transforme cette contrainte personnelle en révolution ergonomique qui conquiert des millions de cuisines. Le clavier d’ordinateur ? Une machine à écrire inventée en 1808 par Pellegrino Turri pour permettre à sa dulcinée aveugle, la comtesse Carolina Fantoni, d’écrire ses lettres d’amour en autonomie. Le SMS découle d’une recherche finlandaise pour les personnes sourdes ; les livres audio, des « talking books » de 1932 pour les vétérans aveugles.

L’exemple le plus littéral reste ces rampes de trottoir, nées de l’« urbanisme de guérilla » des Rolling Quads de Berkeley dans les années 1970. Ces étudiantes et étudiants handicapés, armés de masses, ont fracassé les bordures la nuit pour créer leurs propres accès. Leur désobéissance civique est devenue la norme urbaine mondiale.

Cette logique révèle un paradoxe : en résolvant la contrainte la plus forte, on conçoit souvent la solution la plus élégante pour tout le monde. L’empathie comme moteur d’innovation universelle ?

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J’ai longtemps cru que la télécommande était le symbole parfait de cette histoire. Une de ces inventions géniales, d’abord pensée pour aider une personne à mobilité réduite, puis adoptée par le reste de « l’humanité bien-portante »… et un peu flemmarde. Une belle fable sur l’innovation par nécessité.

Le problème, c’est que cette histoire est fausse. La télécommande, comme le Velcro d’ailleurs, n’a strictement rien à voir avec le handicap. Des légendes urbaines tenaces qui cachent la véritable forêt d’inventions qui elles, oui, ont bien été inventées par ou pour des personnes en situation de handicap — puis adopté massivement par une armée de personnes indolentes.

La vérité, bien plus intéressante, se niche donc ailleurs, dans des objets si banals qu’on en a oublié la véritable origine. Elle raconte comment le fait de résoudre le problème d’une minorité a, presque par accident, amélioré la vie de tout le monde. C’est une idée si intéressante qu’elle porte un nom : l’« Effet Rampe d’Accès », ou « Curb-Cut Effect » pour les puristes. Une fois qu’on a cette grille de lecture en tête, on commence à voir le monde différemment. On ne regarde plus son épluche-légumes de la même manière. Et on ne se tranche plus les phalanges avec le même sentiment d'injustice.

🤔
Ça veut dire quoi, l’« Effet Rampe d’Accès » ?
L’« Effet Rampe d’Accès » (Curb-Cut Effect), théorisé par l’avocate américaine Angela Glover Blackwell au début des années 2000, désigne le phénomène par lequel des aménagements initialement conçus pour les personnes handicapées bénéficient finalement à l’ensemble de la population, comme les rampes d’accès qui facilitent aussi la circulation des poussettes ou des valises.
Dans une émission de télé-achat au style rétro, un présentateur en fauteuil roulant et une présentatrice aveugle avec une canne blanche sourient avec enthousiasme. Un bandeau à l'écran affiche le numéro "1-800-BUY-NOW" et un prix barré de 199,99 $, remplacé par 79,99 $.
Gemini (Nano Banana) : "1980s VHS still of a disabled man in a wheelchair and a blind woman enthusiastically hosting a TV shopping show, selling bizarre futuristic gadgets, retro set design, vibrant colors."

💸 L'arthrite, la pomme et le fric

Tout commence souvent par une scène intime du quotidien, presque banale : un roman de Simenon. Au début des années 1990, un certain Sam Farber regarde sa femme, Betsey, qui souffre d’une légère arthrite. Elle peine à éplucher une pomme de terre avec l’un de ces ustensiles métalliques, fins comme une lame de rasoir. La douleur, la frustration. Pour beaucoup, ce ne serait qu’un mauvais moment à passer. Pour Sam, c’est l’étincelle : plutôt que de l'aider, et pour que chaque être de la maison reste bien à sa place, il lui invente le prototype d’un épluche-légumes plus ergonomique.

De ce pilote est né la gamme OXO Good Grips. Le secret ? Une poignée épaisse, ovale, moulée dans un caoutchouc souple et antidérapant. Un objet conçu pour ne pas exiger de force, pour tenir dans la main, même mouillée, pour absorber la pression. Pensé pour l’arthrite de Betsey, il est devenu le meilleur ami de millions de cuisinières et cuisiniers, avec ou sans limitation. Amazing.

OXO n’a alors pas vendu une prothèse, mais une expérience augmentée. Le confort pour toutes et tous, en partant de la douleur d’une seule personne. Depuis, la marque a inondé nos cuisines d’une armée de gadgets, du pulvérisateur à jus de limequat à l’effeuilleuse de chou kale. Soulager un handicap pour en créer de nouveaux, plus nombreux encore, c’est peut-être ça, le vrai business, Monsieur Farber ?

Le « Willi Waller 2006 » est un sketch emblématique de la série québécoise « Les Têtes à claques », devenu un phénomène viral pour sa parodie d’une émission de téléachat qui transforme un banal épluche-légumes en produit révolutionnaire.

💞 Les claviers de l’amour

Même le clavier d’ordinateur sous nos doigts raconte une histoire similaire. Et tout aussi romantique. On imagine qu’il est le fruit d’une quête d’efficacité, d’optimisation pour le monde du bureau. Raté. En 1808, bien avant l’invention de la bureautique, l’Italien Pellegrino Turri met au point l’une des premières machines à écrire, mais pour une seule et unique personne : sa dulcinée, la comtesse Carolina Fantoni, qui était aveugle. L’objectif n’était pas le rendement, mais de lui permettre d’écrire des lettres — d’amour, entre autres — de manière autonome. Ça doit être effectivement plus simple de parler de coïts et de congrès sans l’intermédiaire d’une ou d’un auxiliaire de vie, on en convient volontiers.

Ce détail change tout. Il nous rappelle que même le mot « dactylographe », avant de finir dans les pages du Petit Robert pour désigner un métier, apparaît en 1832 pour décrire un « clavier pour sourds-muets et aveugles ». L’ancêtre de nos claviers n’est pas né dans un open space, mais dans une tentative de briser l’isolement.

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Cette même pulsion a donné une voix aux livres. Avant de devenir la bande-son de nos trajets en voiture ou de nos séances de sport, le livre audio était une révolution silencieuse. Dès 1932, l’American Foundation for the Blind enregistrait des « talking books » sur disques vinyles pour les vétérans devenus aveugles et les personnes civiles malvoyantes. Il s’agissait de leur rendre l’accès à la culture, de leur « donner à voir » avec les oreilles.

🧱 Laisse béton

L’idée de transformer une modalité sensorielle en une autre a fait son chemin. Prenez le SMS. Toujours au début des années 1990, lorsqu’une équipe d’ingénieurs finlandais développe ce service de messages courts, elle ne pense pas aux ados qui taperont frénétiquement sous leur pupitre à caisson. Elle cherche une solution, tout comme avec le téléphone 150 ans plus tôt, pour permettre aux personnes sourdes et malentendantes de communiquer à distance, en remplacement du fax. Les opérateurs, eux-mêmes, étaient d’ailleurs convaincus que cela resterait un marché de niche. On connaît la suite. TMTC <3

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Mais l’exemple le plus pur, le plus littéral de ce phénomène, ne se trouve pas dans nos cuisines, ou nos poches. Il est sous nos pieds, dans la rue. Partout. Avant les années 70, un simple trottoir était une muraille infranchissable pour quiconque se déplaçait en fauteuil roulant, avec une poussette au bout des bras, ou difficilement. Une exclusion gravée dans le béton de nos villes.

À Berkeley, en Californie, un groupe d’étudiantes et d’étudiants lourdement handicapés par ces bordures de ciment sur le macadam, les « Rolling Quads », en a eu assez. Inspiré par les mouvements des droits civiques, le collectif est passé à l’action. La nuit, armés de masses et de sacs de béton, elles, ils se sont livrés à un « urbanisme de guérilla », fracassant les bordures de trottoir pour construire leurs propres rampes sauvages. Ce qui n’était au départ qu’un acte de désobéissance est devenu la norme. Ces rampes, exigées par une minorité, ont soudain servi à tout le monde : les parents avec poussettes, les diables, les valises à roulettes, et même quelques piétons « valides ». La majorité.

Alain Souchon – Foule sentimentale

🥬 Une empathie pour l’élégance

C’est ça, l’« Effet Rampe d’Accès ». Ce n’est pas une série d’heureux hasards, mais un schéma récurrent et profondément logique. En s’attaquant à la contrainte la plus forte, en cherchant une solution pour celles et ceux qui sont en marge, on finit presque toujours par concevoir une solution plus élégante, plus robuste et plus humaine pour l’ensemble de la société. Bizarre, n’est-ce pas ?

Ainsi, pour cet épluche-légumes né de l’arthrite, ce clavier romantique, ce SMS pensé pour les personnes sourdes, cette rampe de trottoir bâtie par des iconoclastes, ayons une pensée sincère. Ils nous rappellent, chaque jour, que le progrès le plus essentiel naît souvent de l’empathie. Celle qui, grand bien nous fasse, a fini par nous libérer des terribles défis de notre époque — un chou kale en étendard.


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QCM — Objets du handicap devenus universels

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Journaliste, Malick Reinhard vit avec une maladie qui limite considérablement ses mouvements. Dans Couper l’herbe sous les roues, le Suisse propose chaque semaine analyses, témoignages et enquêtes sur le handicap, une réalité qui concerne une personne sur deux au cours de sa vie.


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