Chaise gardée
Le « mieux » n'est-il pas l’ennemi du bien ? La polémique autour des tarifs réduits de L'Usine à Genève pour certaines minorités ravive le débat sur l'inclusion, notamment des personnes handicapées. Malick Reinhard questionne ces initiatives potentiellement « contre-productives ».
- Les politiques de tarifs réduits pour les personnes en situation de handicap dans le domaine culturel soulèvent des interrogations quant à leur efficacité réelle en termes d'inclusion.
- Les tarifs réduits peuvent en réalité « excuser » un manque d’accessibilité aux prestations.
- L'accessibilité culturelle englobe des aspects qui vont au-delà des considérations tarifaires, impliquant une réflexion sur la participation effective.
En Suisse, Genève s’enflamme, L’Usine s’embrase ! En fin de semaine dernière, le centre culturel emblématique de la cité lacustre annonçait le lancement de « tarifs réduits pour les personnes queers et racisées » dans l’un de ses clubs — baptisé Le Kauri. Et un débat sain et empreint d’un indéniable respect saillit, là, comme un beau jet d’eau. D’un côté, on salue une démarche qui se veut « inclusive », reconnaissant ainsi « la précarité financière de ces personnes évoluant dans un système capitaliste de vieil homme blanc ». De l’autre, on dénonce une « discrimination à l’envers », critiquant l’obsession des « wokes » à « tout ramener à elleux-y-z-w-mêmes ».
Cette histoire, elle a résonné jusque dans mon salon. Avec G., ma moitié, on s’est retrouvés à refaire le monde un soir, autour de cette fameuse polémique. G. trouvait l’initiative louable, alors que moi, ça m’a plutôt fait bondir. Un peu comme quand nous avons parlé du festival du Chant du Gros, dans le Jura suisse, où, dans la même optique qu'à Genève, l’entrée est offerte, mais cette fois-ci uniquement aux personnes en fauteuil roulant — ce qui est très régulièrement le cas. « C’est complètement débile ! », lui ai-je rétorqué. « D’abord, pourquoi simplement les personnes en fauteuils roulants ? Et puis, comment est-ce que tu veux lever les inégalités liées au handicap, en faisant des faveurs aussi simplistes ? C’est infiniment stigmatisant. C’est un pansement sur une jambe de bois… C’est de la discrimination positive ! »
Sur ces mots, G. m’a précisément traité de « sale con » — bon… Mais, après nous être crêpé nos deux afros, on en a rediscuté longuement de cette discrimination positive. Moi, vous l’aurez compris, elle me répugne au plus haut point — ça n’est pas ça « l’inclusion ». Pour G., il faudrait être sot de ne pas en profiter, de ces avantages de personnes handicapées. Bref, un débat comme on les aime. Et mon opportuniste de moitié a consenti à sa publication.
🧑🏽🦱 Malick (M.) : Tu vois, bien sûr, depuis toujours, j’ai été habitué à brûler les files d’attente, à me voir offrir le musée, le théâtre, être dans les tribunes VIP des salles de concert, pour que dalle… Enfant, je ne voyais pas forcément le problème. Mais, maintenant que je gagne ma vie normalement, ce genre d’avantages, ça me questionne beaucoup sur la vision misérabiliste que peut avoir la société sur la condition de 22 % des Suisses. Je préférerais que l’on propose plutôt des gestes commerciaux à des personnes, handicapées ou non, en situation de précarité économique avérée, et qui souhaitent accéder à la culture.
🧑🏼🦱 G.: On est quand même des êtres humains, et, dans une époque comme celle que l’on vit, c’est plutôt rassurant de constater qu’il y a encore un peu d’entraide…
🧑🏽🦱 M.: Ouais, tout à fait, et ça me rassure aussi. Mais agir comme ça vis-à-vis des personnes handicapées spécifiquement, à mon sens, c’est sous-entendre — sans trop de sous-entendus — qu’elles ont toutes « besoin d’aides ». OK, c’est une possibilité. Par contre, tu dois reconnaître que le besoin ne sera pas le même pour une personne aveugle ou malvoyante que pour une autre, en fauteuil roulant ou aidée par des béquilles. En fait, il s’agit, s’il y en a un, d’identifier le besoin. Pas de proposer une sorte de « privilège » qui ne fait pas de sens pour la moitié des bénéficiaires… Il n’a jamais été question que les personnes handicapées aient des droits différents de ceux des personnes sans handicap, ou c’est moi qui déconne !?
🧑🏼🦱 G.: Bon, bah, alors, quels sont les besoins ? Parce que, des fois, j’ai l’impression que tu n’es jamais satisfait. La société fait des efforts d’inclusion, mais ça ne semble jamais suffisant !
🧑🏽🦱 M.: Eh bien, non, justement ! On dit que « le mieux est l’ennemi du bien ». C’est on ne peut plus juste dans ma représentation de l’équité. Faire mieux, ça ne veut pas forcément dire faire plus. « Offrir » quelque chose, perso', je vois ça un peu comme une manière « d’excuser » un manque d’accessibilité. Et sans urgence d'y remédier. Par exemple : on m’offre l’entrée à X ou Y festival, parce que, en fauteuil roulant, je ne pourrai pas accéder à la moitié des infrastructures. Alors, autant les optimiser, ces infrastructures. Les rendre accessibles à toutes et tous. Et ce, dès leur conception. Comme ça, ce n’est pas une perte d’argent ; c’est un investissement.
🧑🏼🦱 G.: Ça doit être une question de caractère. Pour ma part, je ne vois pas trop le problème dans le fait d’obtenir des avantages sur les autres. Par contre, je suis d’accord avec toi : la gratuité ne doit pas excuser un manque de volonté. En attendant de pouvoir faire mieux, c’est normal d’offrir l’entrée. Mais il faut chercher à faire mieux.
🧑🏽🦱 M.: Peut-être, effectivement. Mais, quand bien même, je pense que le plus juste serait d’offrir l’entrée à l’accompagnante ou l’accompagnant, si le besoin s'en fait ressentir. Prenons l’exemple de Paléo [le plus grand festival open air de Suisse, ndlr.] : le terrain est vraiment accidenté, difficilement praticable pour une personne en fauteuil. En raison de la topographie, oui, elle devra être accompagnée, pour l’aider. La personne handicapée aura choisi de se rendre dans un festival qui n’est pas optimal pour elle. Et le festival ne pourra pas faire grand-chose pour aplanir le terrain gadoué. L’accompagnant, qui devient nécessaire à l'autonomie de cette personne handicapée, en revanche, n’aura pas forcément choisi d’y être. Il serait donc étrange de faire payer deux entrées.
🧑🏼🦱 G.: Ça, pour toi, c’est de l’équité ?
🧑🏽🦱 M.: Ça, pour moi, c’est de l’équité, oui. Pas d’avantage notable, mais des aménagements qui permettent à tout le monde d’avoir les mêmes droits, les mêmes avantages… et difficultés ! Une personne agoraphobe, qui déteste les foules, elle est quand même vachement plus en situation de handicap que moi, dans un festival. Pourtant, au-delà de sa phobie, son handicap, elle aime probablement aussi accéder à de la musique live, non ? On lui offre un abonnement, pour autant ?