Ceci n’est pas un militant
Après 41 semaines de « Couper l'herbe sous les roues », Malick Reinhard recadre : non, il ne fait pas du militantisme, mais du journalisme incarné. Son travail ? Documenter la réalité d'une personne sur deux au cours de sa vie, sans consigne ni agenda politique.

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Rédacteur de « Couper l'herbe sous les roues » depuis maintenant quarante et une semaines, je me trouve régulièrement dans l'obligation de préciser la nature de mon travail : il ne s'agit pas de militantisme, mais d'un exercice journalistique. Je m'attache uniquement à présenter des faits concernant une réalité qui touche une personne sur deux au cours de sa vie, et ce, sans parti pris ni agenda politique.
Si ma position d'observateur directement concerné transparaît dans mon écriture, elle ne fait qu'enrichir mon travail d'information d'une perspective à la fois incarnée et documentée. Cette démarche journalistique s'appuie sur un principe fondamental : celui de présenter la réalité dans sa globalité, y compris lorsqu'elle ne correspond pas à mes propres convictions.
Mon choix de maintenir une distance avec les associations militantes ne relève pas d'un quelconque désintérêt, mais découle de ma volonté de préserver l'intégrité de mon travail d'information. Cette position, bien que parfois mal comprise, demeure essentielle pour garantir une couverture journalistique à la fois équilibrée et crédible des enjeux liés au handicap.

À Fathi Derder, pour qui la liberté semblait de tous les combats…
41 semaines. C’est la durée de vie, aujourd’hui, de « Couper l’herbe sous les roues », sans concurrence avec Les Feux de l’Amour — peut-être tout juste avec le Vibiscum Festival (les Suisses de l’étape apprécieront). Et depuis 280 jours, inlassablement, un commentaire me revient, encore et encore, comme une rengaine : « Super 🤩👍 Bravo pour votre militantisme si inspirant !!! 😻😽💪 ». Alors, malgré toute l’indifférence que je porte à l’endroit d’Édouard Balladur, je vous demande de vous arrêter !
Non. Non, je ne suis pas militant. Je ne suis pas au service d’une cause — le destin s’en est déjà chargé avec suffisamment de dévotion —, si ce n’est celle de l’information. Mon travail ? Présenter des faits, des histoires inusitées. La réalité d’une personne sur six dans le monde, une sur cinq en Suisse, une sur deux au cours de sa vie. Et quand ces réalités bousculent mes propres convictions, je ne les cache pas sous le tapis ; j’en fais une question, que je pose à toutes les parties concernées. C’est là que le journalisme peut, peut-être (un peu), tenter de se différencier du militantisme.

🏷️ Slalomer entre les étiquettes
Cette approche, je la cultive dans chaque numéro de « Sous les roues » à travers ce qu'on appelle dans le jargon un « journalisme incarné » — et j'en assume chaque virgule, je choisis chaque mot. Cette double posture de journaliste et de personne concernée n'est pas un handicap (si j'ose dire), mais une force : elle me permet de jongler entre la crédibilité du professionnel qui pose des questions qui fâchent et l'empathie de celui qui a vécu, vit ou vivra peut-être les situations qu'il raconte.
Ici et là, oui, je parsème mes récits d'observations personnelles. Nonobstant, c’est aussi une façon de rester plus incisif face aux décideurs, de poser des questions qu'ils n'entendent jamais, tout en sachant jouer l’avocat du diable face à certaines situations vécues par des personnes handicapées. Mon objectif n’est pas tant de prêcher aux convertis ou de sermonner les décideurs, mais de toucher celles et ceux qui pensent, possiblement à tort, que le handicap ne les concerne pas.
Mais cette position hybride de chroniqueur-journaliste-observateur-participant me soulève régulièrement une question profonde : quand on est handicapé, que le moindre geste est coûteux, que la moindre coupe budgétaire sur la santé ou le social peut être le retour à une vie anxiogène et précaire, que chaque personne qui vous aide est susceptible de tourner les talons et vous priver d’un bout de votre autonomie, a-t-on vraiment le choix d’espérer le progrès ? À moins d’être une personne suicidaire ou masochiste. Ce qui ferait de vous une personne en situation de handicap psychique, et nous ramènerait à la case départ…

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🌗 Nuancer les contrastes
Cette tension, entre faits documentés et vécu personnel, se cristallise particulièrement lors de certains de mes échanges en rédaction. Je me souviens, par exemple et encore récemment, de ce chef d’édition m’expliquant, du haut de sa certitude, qu’on « ne peut pas dire sans nuance » que 22 % de la population suisse vit avec un handicap au sens de la médecine. Sa raison ? Selon lui, on ne peut pas mettre sur un pied d’égalité une personne en fauteuil roulant et une personne avec un handicap auditif ou visuel. « Ça n’est pas comparable ». Zut…
Cher confrère, c’est précisément pour déconstruire cette hiérarchisation absurde — que même les 78 % de la population non concernée peinent à comprendre — qu’il faut faire tomber ces murs invisibles qui cloisonnent le handicap. Nous ne sommes pas dans un concours de « qui souffre le plus » ni dans un Top 50 des galères les plus « médiatisables ». La vulgarisation et la démystification ne sont pas des options, c’est notre métier. Ces classifications arbitraires nous enferment tous dans de petites cases, bien étanches, comme autant de tiroirs qu’on n’oserait pas ouvrir. Car, non, aucun handicap ne doit être considéré comme « préférable » à un autre. Bien sûr, chaque situation a ses propres défis, ses particularités, ses besoins spécifiques — et il est important d’en comprendre les nuances. Mais ça, c’est déjà une discussion de spécialistes — et, vraisemblablement, nous n’en sommes pas encore là. Ouh là, non…

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🦽 Le contenu entre deux chaises (roulantes)
Au fil des masturbations cérébrales que je mène, je zappe, régulièrement, entre deux chaînes de ma propre psyché. D’un côté, j’écoute parfois les militants en situation de handicap et je lève les yeux au ciel : « Sors de ta bulle et rentre dans la vraie vie. Arrête d’être dans ton idéal et adopte un certain pragmatisme. » Mais quand j’entends des discours de médecins, de politiques, ou de responsables dans le domaine social, expliquer qu’il faut toujours plus d’institutions spécialisées, renoncer à l’école inclusive, ou financer le développement de fauteuils onéreux pour me « faire marcher » — alors que je voudrais juste pouvoir avoir des droits entièrement respectés, assis ou pas —, je me dis qu’il y a encore du boulot et qu’on pourrait peut-être les asseoir une petite semaine dans un fauteuil roulant.
Et dans le reste de ma vie, je ne fais partie d’aucune organisation de défense des droits des personnes handicapées. Pas même un statut de membre passif, pas la moindre cotisation annuelle. Ce n’est pas par dédain, encore moins par désintérêt. C’est un choix délibéré : ces associations pourraient être l’objet d’une prochaine enquête, d’un article qui dérange, d’une information d’utilité publique. Et les conflits d’intérêts, très peu pour moi — j’ai déjà assez de conflits avec les compagnies ferroviaires qui m’oublient sur les quais.

J’entretiens avec ces organisations des relations tout ce qu’il y a de plus cordiales. Comme avec les militantes et militants aux cheveux roses (ainsi que bleus turquoises, ça dépend des revendications) qui manifestent devant le Palais fédéral, ou encore avec les directions d’établissements socio-éducatifs qui inaugurent leur énième « atelier à vocation socialisante ». Je les côtoie (bien sûr), je les observe (aussi), je les écoute (surtout). Parfois, je hoche la tête en signe d’approbation. Parfois, je lève les yeux au ciel. Mais toujours avec cette distance nécessaire, celle qui permet de garder un regard critique quand il le faut. Peut-être sont-elles des personnes plus courageuses que moi ?
🧭 Ni oui ni non, bien au contraire
Cette ambivalence se reflète jusque dans le positionnement politique qu’on cherche à m’imposer. On a cette manie de faire du handicap une idée de gauche, comme si parler d’accessibilité vous classait automatiquement dans la catégorie « gauchiste ». Pourtant, l’un des piliers de l’inclusion des personnes handicapées, c’est l’autonomie, l’autodétermination. Et si mes souvenirs de Sciences Po' sont bons, l’autonomie est historiquement une valeur de droite. Ainsi, le handicap ne devrait pas être l’apanage d’un camp politique. Selon vous, respirer est une revendication de gauche ou de droite ? Et mourir ? Une idée ?…
Alors, aujourd’hui, voilà où j’en suis : trop pragmatique pour les militants, trop incisif pour les institutions, trop à droite pour la gauche, trop à gauche pour la droite, et trop journaliste pour m’encarter où que ce soit. Une position inconfortable, vous pensez ? Bien au contraire. Dans ce monde, où tout le monde veut vous mettre dans une case, être inclassable est peut-être l’un de nos derniers espaces de liberté.