Au croisement des p'haines
Le 14 juin, la grève féministe défilait dans les rues de Suisse. Pourtant, certaines voix restent inaudibles : celles des femmes handicapées, victimes d’une double discrimination qui les expose à des violences jusqu’à dix fois supérieures. Malick Reinhard a enquêté, au croisement des « p’haines ».

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Je plonge dans un angle mort du féminisme contemporain : celui des femmes handicapées, doublement discriminées et exposées à des violences d’une ampleur sidérante. L’histoire d’Hélène, survivante de violences conjugales extrêmes, illustre une réalité statistique glaçante : les femmes en situation de handicap subissent deux à trois fois plus de violences que les autres, avec un risque de violences sexuelles multiplié par dix.
Les chiffres européens révèlent que 34 % des femmes handicapées déclarent avoir subi des violences physiques ou sexuelles, contre 19 % pour les femmes sans handicap déclaré. En France, une femme handicapée sur cinq rapporte un viol. Aux États-Unis, ce sont 80 % des personnes handicapées qui subissent une agression sexuelle au cours de leur vie. La Suisse, elle, navigue dans un brouillard statistique révélateur : pas d’enquête nationale, pas de données précises, une forme de déni par omission que reconnaît le Conseil fédéral lui-même.
Cette violence revêt de multiples formes : sexuelle, physique, psychologique, mais aussi institutionnelle. Stérilisations non consenties, curatelles abusives, négligence systémique… Jusqu’à 97 % des violences sexuelles subies par des femmes avec déficience intellectuelle ne sont jamais signalées. Les obstacles à la justice forment un mur quasi infranchissable : commissariats inaccessibles, manque de formation policière, absence d’interprètes, crédibilité remise en question.
Pourtant, des brèches s’ouvrent. Des initiatives émergent, des textes internationaux posent un cadre. Mais le combat reste avant tout culturel et éducatif, face à une indifférence collective qui transforme la vulnérabilité en angle mort de notre contrat social.

Le 14 juin dernier, une vague violette a déferlé sur la Suisse. C’était la traditionnelle grève féministe, son cortège de slogans, sa clameur et ses revendications. Dans ce grand raout, rassemblement des luttes, il y a pourtant des visages que l’on peine encore à voir, des voix que l’on n’entend pas. Celles d’un contingent de femmes qui semblent toujours avancer en dernière ligne, si loin qu’on les oublie. Des femmes que l’on étiquette souvent comme « handicapées » avant de les considérer comme « femmes ».
L’une d’elles s’appelle Hélène. Son souvenir a la précision du cristal de roche et le tranchant du verre brisé. « Un soir, il a essayé de me tuer, il a voulu me tuer. » La voix ne tremble pas. Elle pose les mots, froids, factuels, comme des pièces à conviction sur la table d’un interrogatoire qui aura duré toute une vie. « Il y a eu nombre de menaces de mort, il y a eu des viols, des étranglements… J’étais sa chose, sa possession, jusqu’à la mort. » Hélène vit avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA). Pendant des années, son appartement a été une scène de crime à huis clos, un théâtre de la terreur ordinaire dont les murs n’ont jamais parlé. Elle est l’une de ces innombrables femmes dont le handicap a servi de détonateur, de permis de chasser, dans une indifférence toute particulière.

🦠 Une épidémie chiffrée
L’histoire d’Hélène n’est pas une anomalie. C’est la face visible d’un iceberg de souffrances. En 2023, d’ailleurs, un chiffre de l’Organisation des Nations unies (ONU), sec comme un coup de massue, vient le confirmer : à l’échelle mondiale, les femmes en situation de handicap sont au moins deux à trois fois plus susceptibles d’être victimes de violences que les femmes sans handicap déclaré. Le risque de violences sexuelles, lui, peut être multiplié jusqu’à dix. C’est une épidémie silencieuse, une violation massive des droits humains qui prospère à l’ombre d’une double discrimination : être femme et être handicapée. Deux facteurs qui, combinés, créent une équation macabre où la vulnérabilité devient une cible.
Et les statistiques sont des gifles. En Europe, 34 % des femmes handicapées déclarent avoir subi des violences physiques ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans, contre 19 % des femmes sans handicap. C’est presque le double. En France, une femme handicapée sur cinq rapporte avoir été violée ; deux fois plus que dans le reste de la population féminine. Aux États-Unis, le chiffre glaçant de 80 % de victimes en situation de handicap ayant subi une agression sexuelle au cours de leur vie circule dans les rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Chaque pays a ses propres décomptes, mais la courbe est partout la même, ascendante et implacable. Elle dessine le visage d’un groupe social sacrifié sur l’autel de l’indifférence.

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Et la Suisse ? Le pays flotte dans un brouillard statistique qui en dit long. Pas de grande enquête nationale, pas de chiffres précis. Une forme de déni par omission. Le Conseil fédéral, gouvernement du pays, le reconnaît lui-même dans un rapport de 2023 : les femmes handicapées forment « un groupe particulièrement exposé », et il est urgent d’allumer la lumière. Car l’absence de données n’efface pas la réalité. Les expertes et experts s’accordent à dire que la situation helvétique est comparable à celle de ses voisins… peut-être même « davantage préoccupante ». Les mêmes drames se jouent derrière les mêmes portes closes, des villes proprettes du Plateau aux vallées reculées, dans l’angle mort des politiques publiques.
🔍 Anatomie de la violence
La violence a mille masques. Elle est sexuelle, d’abord : c’est la plus documentée, la plus crue. Des agresseurs et des agresseuses exploitent une incapacité à se défendre ou à verbaliser. Elle est physique, aussi : les coups, les contentions abusives en institution, la négligence qui devient une arme. Et puis, il y a la plus insidieuse : la violence psychologique — le chantage à l’abandon, la confiscation des outils nécessaires du quotidien ou des traitements pour asseoir sa domination, comme un poison lent. Hélène l’analyse avec lucidité : « Je pense que si je me suis perdue avec un homme violent, c’est parce que je n’ai évidemment pas su décoder en lui les signes de la manipulation, que j’avais soif d’amour, issue d’une famille dysfonctionnelle qui a fait de moi une proie facile et malléable. »
Il est essentiel de criminaliser les pratiques nocives telles que les stérilisations non consenties. — Ana Peláez Narváez, présidente du CEDAW
Mais le mal semble systémique, enraciné dans les structures mêmes de la société. C’est ce que l’on appelle la « violence institutionnelle ». Une violence qui ne dit pas son nom, perpétrée par les systèmes censés protéger. « Il est essentiel de criminaliser les pratiques nocives telles que les stérilisations non consenties — elles touchent tout particulièrement les femmes handicapées », explique au magazine espagnol Ethic Ana Peláez Narváez, présidente du Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), elle-même en situation de handicap visuel. Cette pratique, qui perdure dans certains pays, dont la Suisse, est la pointe émergée d’une violence structurelle qui inclut aussi les curatelles et tutelles abusives, les soins et lieux de vie imposés, ainsi que le déni de la parole.
La violence institutionnelle désigne l'ensemble des pratiques, procédures ou dysfonctionnements au sein d'institutions qui portent atteinte à la dignité ou aux droits des personnes qu'elles sont censées servir — bien souvent inconsciemment. Cette forme de violence peut être exercée de manière directe ou indirecte par des structures publiques ou privées (hôpitaux, justice, administrations, écoles). Elle se manifeste notamment par la négligence, la maltraitance, l'infantilisation, le non-respect de l'intimité ou l'application rigide de règlements inadaptés aux besoins réels.
Car, comment s’échapper, lorsque la prison est à ciel ouvert ? Les obstacles à la justice forment un mur quasi infranchissable. Toujours du côté de l'ONU, on estime que jusqu’à 97 % des violences sexuelles subies par des femmes avec une déficience intellectuelle ne sont jamais signalées. La peur des représailles, la dépendance totale envers la personne qui agresse – qui peut être le conjoint, le père, la mère, l’épouse, l’auxiliaire de vie, le corps institutionnel, mais aussi les pouvoirs publics, la justice elle-même – et la certitude de ne pas être crue.
🛣️ Le long chemin vers soi
Quand une plainte est déposée, le témoignage de la victime est souvent minimisé. Son handicap devient une tare qui entache sa crédibilité. Et puis, il y a les barrières matérielles, logistiques : le commissariat sans rampe d’accès, le manque de formation parmi les effectifs policiers réduits, l’absence d’interprète en langue des signes, les documents administratifs incompréhensibles ou non accessibles numériquement. Chaque étape est une épreuve supplémentaire, conçue par et pour un monde de « valides ».

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Pour Hélène, le chemin de la reconstruction a été une odyssée intérieure. Une escalade de moult décennies pour atteindre le sommet de l'estime de soi. « J’ai mis plus de 40 ans avant d’apprendre à m’aimer, à comprendre que si je ne veux pas qu’on me brutalise, qu’on m’abandonne, il faut d’abord apprendre à s’aimer et à se respecter », confie-t-elle. Une leçon payée au prix fort.
Pourtant, des brèches s'ouvrent dans la forteresse du silence. Au niveau international, des textes comme la Convention d'Istanbul posent un cadre, tandis que des ONG déploient des projets de terrain. En Suisse aussi, les lignes bougent. Lentement. Le rapport du Conseil fédéral de 2023 a agi comme un électrochoc feutré, poussant à des recommandations pour former la police et la justice, garantir l'accès à l'aide et, enfin, collecter des données. Et, ici et là, des initiatives, comme le film genevois « Envolées », ou la future campagne nationale des « 16 jours », organisée par l’organisation féministe Frieda, commencent à briser le tabou des violences vécues spécifiquement par les femmes en situation de handicap.
Suzane – Je t'accuse
⛰️ « Un travail colossal à faire dans l’éducation »
Mais le combat est surtout culturel et éducatif. Comme le martèle Ana Peláez Narváez auprès de mes collègues espagnols, « il reste un travail colossal à faire dans l’éducation ». Un travail d’autant plus crucial que la violence peut être la source même du handicap : toujours selon elle, « 23 % des femmes ayant subi des violences affirment que leur handicap découle directement de cette agression ». La boucle est bouclée, tragiquement.
Aujourd’hui, oui, Hélène a gagné sa guerre, seule. Mais cette résurrection rappelle combien d’autres batailles se perdent en silence. Car, au-delà de la brutalité des faits, c’est l’indifférence collective qui est saisissante — celle des politiques publiques, des organisations féministes, de celles défendant, sur le papier du moins, les droits des personnes handicapées. Une indifférence qui transforme la vulnérabilité en angle mort de notre contrat social, et qui permet à la violence de prospérer sans bruit, plus forte encore, sur des victimes que la société a déjà choisi de rendre invisibles.
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