2024 sans ascenseur
Entre « reports stratégiques » et promesses non tenues, 2024 devait être l’année charnière pour l’inclusion des personnes handicapées en Suisse et dans le monde. Le journaliste Malick Reinhard dresse un bilan de douze mois où l’accessibilité s’est fait désirer, mais où la résistance s’est organisée.
Alors que certaines personnes collectionnent les bonnes résolutions, 2024 s’annonçait comme l’année de tous les possibles pour l’inclusion des personnes handicapées, dans le monde, mais surtout en Suisse. Vingt ans après la Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand), dix ans après la ratification de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), notre pays avait rendez-vous avec ses promesses. Spoiler alert : comme pour un premier rendez-vous Tinder, il y a eu pas mal de « ghosting ».
Entre des CFF qui jouent les prolongations jusqu’en 2036, un Tribunal fédéral qui confond égalité des chances et concurrence déloyale, et des politiques qui redécouvrent l’existence du handicap chaque nouvelle session parlementaire, cette année nous a gratifiés d’un festival d’excuses créatives et de « reports stratégiques ». Mais ne boudons pas notre plaisir : entre quelques avancées notables et des reculs spectaculaires, 2024 nous a au moins prouvé que l’inclusion reste un sport de (très) haut niveau — coucou les Jeux paralympiques. Petit tour d’horizon chronologique de douze mois où l’accessibilité s’est fait désirer, mais où une certaine résistance semble s’être organisée…
🚂 En Janvier : l’accessibilité reste à quai
Pendant que le monde se remettait de sa traditionnelle gueule de bois collective, la Suisse ratait discrètement son grand rendez-vous avec l’accessibilité. La Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand) avait pourtant fixé cette date butoir il y a vingt ans, en 2004 : au 1er janvier 2024, tous les transports publics devaient être accessibles aux personnes handicapées. Le verdict est tombé comme une douche froide : seules 992 gares (75 % des arrêts) sur 1800 sont aux normes.
L’Office fédéral des transports (OFT) fronce les sourcils devant 499 gares toujours inaccessibles, malgré des « interventions répétées » visiblement aussi percutantes qu’un coup d’épée dans l’eau. Les CFF, pris la main dans le sac, nous servent le trio d’excuses millésimé 2024 : pas de bras, pas de francs, pas de temps. Leur solution ? Un report à 2 036, parce qu’apparemment, l’accessibilité, c’est comme les grands projets : plus c’est long, plus c’est… long. En attendant, on nous propose des « solutions d’assistance », comprenez « débrouillez-vous avec le personnel en gare comme vous le faisiez jusqu’à maintenant » — lorsqu’il est là.
🚽 En Février : pipi partout, tracas nulle part
Vous connaissez cette sensation de panique quand vous cherchez désespérément des toilettes en ville ? Multipliez-la par dix (ou cent !) quand vous avez besoin de WC adaptés. Mais voilà qu’une nouvelle appli débarque pour localiser les installations Eurokey en Suisse. L’Eurokey, petite clé magique à 25 francs (rien n’est gratuit, même pas le pipi), donne accès aux toilettes adaptées, ascenseurs et monte-escaliers dans toute l’Europe. Et les 25 000 détentrices et détenteurs du pays peuvent maintenant repérer ces installations sur leur smartphone, grâce à la fondation Pro Infirmis. Un petit pas pour la tech, mais qui rappelle qu’en 2024, l’accès aux besoins les plus basiques reste un parcours du combattant. La pyramide de Maslow en PLS…
Pendant qu’on célèbre cette clé sanitaire chez nous, le bureau de Handicap International à Gaza est pulvérisé par un bombardement le 2 février. Un rappel glacial que dans les zones de conflit, le handicap n’est pas qu’une vulnérabilité : c’est souvent une condamnation.
💸 En Mars : les vieux sont-ils des handic' comme les autres ?
La Suisse jubile devant sa 13e rente AVS (Assurance-vieillesse et survivants), mais, dans l’euphorie générale, on a oublié un détail qui fait tache : les bénéficiaires de l’Assurance-invalidité (AI), elles, eux restent sur le carreau. Un oubli ? Une discrimination ? En tout cas, ça ne passe pas pour Inclusion Handicap, la faîtière suisse qui réunit 27 organisations de personnes en situation de handicap, qui monte au créneau avec un argument massue : déjà aujourd’hui, une personne sur deux touchant une rente AI doit quémander des prestations complémentaires (PC) pour (sur)vivre.
« Le premier pilier a toujours été traité comme une unité, avec des montants identiques pour les rentes de vieillesse et d’invalidité. Cette égalité de traitement doit être maintenue », rappelle l’organisation dans un communiqué. Le Conseil fédéral et le Parlement se retrouvent donc face à une équation passionnante : comment expliquer qu’une rente supplémentaire soit vitale pour certaines personnes, mais facultative pour d’autres ? En attendant que nos élus résolvent ce petit paradoxe arithmétique, l’inflation, elle, ne fait pas de distinction entre les portefeuilles. Bah, oui, depuis quand fait-on le tri entre les vulnérabilités, tiens ?
🏛️ En Avril : quand 1000 euros ne font pas le printemps
La France fait un pas… de fourmi. L’Allocation aux Adultes Handicapés (AAH) — l’équivalent hexagonal de notre rente AI — franchit enfin la barre des 1 000 euros, atteignant très exactement 1 016,05 euros par mois à taux plein. Une hausse de 4,6 % qui fait l’effet d’une victoire à la Pyrrhus : malgré ce bond historique, nos calculettes nous rappellent que ce montant reste obstinément 200 euros sous le seuil de pauvreté officiel (1 216 euros). Un détail qui a son importance quand on parle de « dignité humaine ».
Dans la même veine des bonnes intentions, la loi « Bien vieillir » fait son entrée en scène le 8 avril. Au programme : la lutte contre l’isolement et le renforcement de l’autonomie des personnes âgées et handicapées en France. Noble initiative. Mais voilà qu’une mystérieuse « contrainte technique » — cette formule magique de l’administration — vient jouer les trouble-fêtes. Résultat : la revalorisation des pensions d’invalidité devra patienter jusqu’en juillet 2024, avant d’être appliquée.
🧑⚖️ En Mai : fais (pas toujours) ce qu’il te plaît
En France, « Un p’tit truc en plus » d’Artus fait un carton — plus de 10 millions d’entrées, excusez du peu. Le film se hisse parmi les 100 plus gros succès du cinéma français, entre ovations médiatiques et critiques acerbes des associations spécialisées qui dénoncent une approche du handicap pensée « par et pour des “valides” » — en bref : elle perpétuerait les clichés déjà bien en place. Cerise sur le gâteau : la saga des costumes pour le Festival de Cannes, où les grandes marques ont joué la carte du « désolé, on a tout prêté, on ne peut plus rien faire pour les handicapés » avant que le groupe de luxe Kering ne sauve la mise. Comme quoi, même pour monter les marches, certains doivent encore se battre pour leur place.
Et quelques jours avant les grandes festivités cannoises, chez nous, en Suisse, le Tribunal fédéral nous a gratifiés d’une démonstration magistrale. Au menu du 7 mai : le cas d’une étudiante dyslexique osant réclamer — quelle audace ! — un temps supplémentaire pour son test d’admission en médecine vétérinaire à l’Université de Berne. Face à cette requête manifestement rejetée par toutes les instances inférieures, l’autorité judiciaire ultime du pays a opté pour la solution la plus… suisse : commander une expertise. Mais le clou du spectacle fut assurément la prestation de la juge fédérale Julia Hänni (Le Centre), qui s’est lancée dans une fascinante théorie sur les risques de « surcompensation » par rapport aux « autres » — comprenez les personnes sans handicap diagnostiqué. L’égalité, mouais, pourquoi pas… Mais il ne faudrait quand même pas que les handicapés deviennent meilleurs que les « valides », n’est-ce pas !?
🪽 En Juin : « Envolées », et la diplomatie bat de l'aile
La Suisse célèbre cette année deux anniversaires dans le domaine du handicap : les dix ans de Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) et les 20 ans de Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand) — coucou les CFF. Pour marquer le coup, le comité Avenir Inclusif a orchestré un mois d’action nationale du 15 mai au 15 juin, mobilisant autorités et société civile dans tous les cantons. Forte d’un certain succès, le comité annonce immédiatement une deuxième édition (plus courte de deux semaines)… en 2027.
Le documentaire « Envolées » fait son entrée sur les écrans romands, levant le voile sur une réalité méconnue : celle des femmes en situation de handicap en Suisse. Cette œuvre de 56 minutes, réalisée par Violeta Ferrer et Patricia Marin, donne la parole à six femmes et révèle les discriminations croisées qu’elles subissent au quotidien. Le film met en lumière des statistiques encore plus saisissantes : sur les 1,8 million de personnes handicapées dans notre pays, 700 000 sont des femmes, mais seuls 20 % d’entre elles ont accès au marché de l’emploi.
Puis, du 11 au 13 juin, la scène internationale du handicap s’est déplacée à New York pour la COSP17, la 17e Conférence des États parties à la CDPH. Cet événement majeur a rassemblé 186 pays au siège de l’ONU pour débattre de trois thématiques cruciales : l’emploi, les nouvelles technologies et la place des personnes handicapées dans les situations de risque et d’urgence humanitaire. Cette édition, particulièrement stratégique à l’approche du Sommet de l’avenir prévu pour septembre 2024, s’est toutefois déroulée sans la présence de la ministre française, qui a annulé sa participation à la dernière minute en raison d’une certaine dissolution de l’Assemblée nationale. La Suisse, elle, y était présente, sans représentation des autorités fédérales, cependant.
🥵 En Juillet : fondre, comme rente au soleil
Le Tribunal fédéral vient de mettre les pieds dans le plat de l’Assurance-invalidité (AI). Jusqu’ici, l’assurance réduisait automatiquement de 10 % les salaires de référence utilisés pour calculer les rentes, peu importe que vous viviez à Genève ou dans les Grisons. Un ouvrier de Bâle a contesté cette pratique, et les juges fédéraux lui ont donné raison : cette réduction uniforme n’était pas légale, car elle ne tenait pas compte des différences de salaires entre les régions.
Face à cette situation, le Conseil fédéral avait déjà tenté d’ajuster les choses pour 2024 : une réduction de 20 % pour les personnes travaillant à mi-temps ou moins, et toujours de 10 % pour les autres. Mais cette solution rapide, mise en place avant même la décision du Tribunal, ne résout qu’une partie du problème. La vraie question reste encore aujourd’hui entière : comment calculer équitablement les rentes AI en tenant compte des réalités économiques de chaque région ?
🥇 En Août : faire mieux avec moins
Quand David surpasse Goliath ; avec une « mini-délégation » de 27 athlètes aux Jeux paralympiques de Paris 2024 (28 août au 8 septembre), la Suisse a réalisé un tour de force qui mérite qu’on en parle. 21 médailles au compteur (8 en or, 8 en argent, 5 en bronze) ! Un petit calcul rapide pour les amatrices et amateurs de statistiques : les para-athlètes ont été presque 13 fois plus efficaces que leurs homologues olympiques, qui à 134 n’avaient ramené « que » 8 médailles. De quoi faire pâlir certaines juges fédérales !
Le para-athlétisme s’est taillé la part du lion avec une razzia de 13 podiums, dont 7 médailles d’or. Et comme si ça ne suffisait pas, « nos » championnes et champions se sont aussi distingués en paracyclisme, en parabadminton et en paranatation. Une performance qui pulvérise tous les records suisses aux Jeux paralympiques. Qui a dit que le handicap réduisait les compétences ?
🗳️ En Septembre : le grand zapping du handicap
Imaginez un instant que votre existence ne représente que 0,47 % des histoires que l’on raconte dans les médias, alors que vous représentez 15 à 20 % de la population. C’est ce que révèle une étude belge portée par Média Animation ASBL sur la représentation du handicap dans les médias francophones. En Suisse, aucun chiffre comparable n’existe (encore), mais ne nous méprenons point ; rien n’indique que nous faisons mieux que nos camarades.
Mais, toujours dans notre petit pays, cette invisibilité pourrait bientôt se heurter à un changement de taille : 107 000 citoyennes et citoyens viennent de signer l’« Initiative pour l’Inclusion », déposée le 5 septembre 2024 à Berne, au terme d’une grande manifestation — à l’échelle suisse, hein. Son ambition ? Dépasser la simple révision de la Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand), actuellement en discussion au Parlement, et ancrer l’égalité des personnes handicapées directement dans la Constitution fédérale. La grande inconnue reste les arguments qu’opposeront les détracteurs du projet : coûts de mise en œuvre, « excès » de régulation ou encore prétendue « discrimination positive » ? Le peuple, lui, sera appelé aux urnes d’ici un à trois ans (2026-2028) pour se prononcer sur cette volonté simple en apparence, mais potentiellement subversive.
Le 24 septembre, la Suisse participe pour la première fois à la Freedom Drive, à Bruxelles, en Belgique encore (une fois). Cette 11e édition a rassemblé environ 150 personnes qui ont marché du parc du Cinquantenaire jusqu’au Parlement européen, sous l’égide du réseau européen pour la vie autonome (Enil) et avec le soutien de l’association flamande GRIP. Cette marche symbolique jusqu’au cœur des institutions européennes rappelle aux autorités l’urgence de garantir une égalité des droits effective pour les personnes en situation de handicap.
🍂 En Octobre : tombent les feuilles… de vote
En Suisse, la Commission des institutions politiques du Conseil national (CIP-N) s’attaque à un vestige constitutionnel particulièrement daté. L’article 136 de notre Constitution exclut toujours du droit de vote les personnes « interdites pour cause de maladie mentale ou de faiblesse d’esprit » — voilà, basique, simple, efficace, archaïque. Concrètement, cela signifie que toute personne sous curatelle de portée générale perd automatiquement son droit de vote. Par douze voix contre douze et une abstention, avec la voix décisive de sa présidente, Greta Gysin (Les Vert-e-s/TI), la commission propose de modifier cette disposition d’un autre âge. Le Conseil national devra maintenant se prononcer.
En France, le très éphémère gouvernement de Michel Barnier aura réussi un tour de force : oublier 12 millions de Français en situation de handicap dans son organigramme, et ce à peine deux semaines après avoir célébré les Jeux paralympiques. Un oubli tellement gênant que Matignon a dû opérer un rétropédalage express, quelques jours plus tard, en nommant Charlotte Parmentier-Lecocq ministre déléguée au Handicap, là où le précédent gouvernement n’avait pas eu besoin qu’on le lui rappelle. À croire que l’accessibilité ne concernait pas que les bâtiments, mais aussi les organigrammes ministériels.
Et pendant ce temps, à Assise, terre de Saint-François — ce patron des louveteaux et des animaux qui prêchait même aux oiseaux — l’Italie accueille le premier G7 dédié à l’inclusion et au handicap, en présence du pape François lui-même — un François peut en cacher un autre. Au programme, 3 000 participants, 160 délégués internationaux, et une Charte de Solfagnano qui fixe huit priorités : accessibilité universelle, vie autonome, éducation, emploi… Après tout, même Jésus n’a pas attendu que la société soit inclusive pour dire « Lève-toi et marche ».
🪟 En Novembre : les (belles) fenêtres d'avant l'Avent
Toujours en Suisse, le Tribunal fédéral — décidément très en verve cette année quand il s’agit de freiner l’inclusion — nous gratifie d’un nouvel arrêt ce 4 novembre. Au menu : le refus d’accorder une assistance de 20 % à un étudiant avec une « déficience intellectuelle légère » en master à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) pour des tâches administratives et techniques. Pourtant, le candidat a déjà prouvé sa valeur avec un diplôme de biologie de l’Université de Berne en 2018, mais, visiblement, ses déficiences cognitives font plus de bruit que ses compétences. Le motif ? Une telle aide abaisserait « de façon inadmissible » les exigences professionnelles. Attention spoiler : remplir des formulaires chronophages est devenu plus important que de maîtriser la biologie moléculaire… Vous voilà prévenus !
Dans la même veine, l’État de Genève nous sort un grand projet à 42,5 millions de francs, pour sept nouvelles écoles spécialisées. Le texte de 66 pages, déposé le 20 novembre, un petit bijou de délicatesse, décrit les élèves en situation de handicap comme « imprévisibles, démonstratifs et bruyants » et prévoit des mesures architecturales dignes d’un escape game inversé : fenêtres quasi condamnées (pas plus de 12 cm d’ouverture) et boutons rotatifs à 1,6 m de hauteur pour « éviter la fugue des élèves ». À 340 000 francs la place, pour 125 élèves, on aurait pu espérer une vision un peu plus… contemporaine (?). Surtout pour un pays qui a signé la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) en 2014, s’engageant ainsi à instaurer — qui l’eût cru ? — un « système éducatif inclusif ».
🦽 En Décembre : paie ton fauteuil, Peytavie
Pour terminer l’année, la France roule vers un certain progrès : dans la nuit du 3 au 4 décembre, entre deux crises politiques et douze Premiers ministres, l’Assemblée nationale a voté à l’unanimité (oui, l’unanimité… en France) le remboursement intégral des fauteuils roulants, balayant la logique des prix plafonnés du gouvernement. Une avancée portée par le député écologiste Sébastien Peytavie qui, en situation de handicap lui-même, a su démontrer qu’un fauteuil à 8 500 euros n’est pas un caprice, mais une nécessité pour l’autonomie.
En Suisse, le bilan 2024 s’annonce plus mitigé : avec une note de 4,9/10 au classement d’Inclusion Europe, plus grande organisation européenne de défense des droits des personnes en situation de handicap intellectuel, notre pays se distingue par ses contradictions. D’un côté, 3,2 milliards de francs investis annuellement dans les institutions pour un total de 27 000 personnes hébergées, de l’autre, un timide 2.7/10 en matière de droits civiques. Pendant que l’Écosse et l’Islande brillent avec leurs 7.7 et 7.6/10, la Suisse termine son année comme elle l’a commencée : en prouvant qu’on peut être (très) riche, sans ne jamais rien obtenir d’essentiel.